Qu’est-ce qui t’est arrivé ? dit Fernand.Je me suis coupé, dit Lorettu, s’attendant à ce que Fernand lui demande en quoi faisant. Ça n’a pas loupé.En quoi faisant ? dit Fernand, s’attendant à ce que Lorettu lui réponde en me rasant. Ça n’a pas loupé.En me rasant, dit Lorettu. » On pouvait se demander où Christian Gailly allait pêcher ce genre de répliques qui depuis Dit-il (1987) sont la véritable marque de fabrique du bonhomme.On aurait parié pour un vieux grimoire de logique, habilement détourné à l’âge de l’enfance par un élève qui devait préférer Prévert à Hugo.Et bien non ! Le dernier (en date, rassurez-vous) roman de Christian Gailly est explicite : Be-Bop montre en effet, qu’entre le jazz et l’écrivain le mariage n’est pas de raison.
Et relire Gailly en écoutant Coltrane, Parker ou Rollins est éclairant : les phrases de Christian Gailly sont comme ces longs soli qui reprennent le thème d’un morceau, l’étirent, le triturent et le passent (hop !) à l’instrument voisin pour qu’à son tour la musique vienne l’éclairer sous de nouveaux angles. Un exemple de ce que cela donne dans l’écriture ? O.K., on reprend donc le thème de la coupure au rasoir, seize pages plus loin, Lorettu se rend à un entretien d’embauche : « Vous m’entendez ?, je vous demande ce qui vous est arrivé, dit monsieur Anker, songeant, ce petit m’a tout l’air d’être un bagarreur.Je me suis coupé, dit Lorettu.En me rasant, ajoute-t-il aussi sec avant qu’on lui demande en quoi faisant.L’en quoi faisant, il l’a vu se pointer sur la bouche de monsieur Anker, une bouche exactement à hauteur de ses yeux, monsieur Anker est très grand, mais monsieur Anker n’a pas eu le temps de placer son quoi faisant, Lorettu avec son en me rasant a été plus rapide. »
Voilà pour le rythme, la partition.Restent les notes. Et là, il faut avouer que Christian Gailly nous surprend pas mal avec Be-Bop. Jusqu’à présent, il jouait plutôt en mineur (mode propre à la tristesse, voire au désespoir).Le voilà maintenant qu’il monte d’un ton, qu’il enchaîne brillamment quelques moments de bonheurs simples, évidents.Voilà que ses personnages se mettent à lever la tête, à regarder le ciel, pire : à envisager leur place dans le monde.
Malgré la présence des femmes (décidément si compliquées), Be-Bop flirte avec la sérénité. L’angoisse de la mort, et surtout de la vieillesse, s’estomperait presque devant l’harmonieux mariage que seule la musique peut créer.Ainsi Lorettu parvient-il à charmer une femme en soufflant dans son saxophone, ainsi trouve-t-il, à la fin du roman, un ami, un frère aîné grâce aux notes qu’il manie avec moins de peur que les mots.
C’est comme si mettre le temps en musique revenait à mettre l’angoisse qui l’accompagne en sourdine.
Ce sont assurément de grandes pages que celles où les deux hommes se retrouvent à jouer ensemble.Moment fort, climax d’un roman qui va crecendo.
Ah, une précision:après son entretien, Lorettu a été embauché pour vidanger des fosses septiques. Métier peu avouable, comme peut-être celui d’écrivain. C’est ainsi qu’il rencontre Paul, en vacances au bord du lac Léman, dans une location qui, justement, pose quelques problèmes désagréables du côté des sanitaires. Venu à la rescousse, Lorettu débarrassera ses clients de leur gêne. Mais surtout, il fera rejaillir pour Paul un passé de jouvence. Comme quoi, la musique, l’écriture et les pompes à merde ont parfois des vertus comparables.
Be-Bop
Christian Gailly
Éditions de Minuit
190 pages, 78 FF
Domaine français Le tempo contre le temps
novembre 1995 | Le Matricule des Anges n°14
| par
Thierry Guichard
Purifi l ’air des montagnes, le nouveau roman de Christian Gally, Be Bop prend la mesure du temps qui passe. Sans pathos et avec une grâce divine.
Un livre
Le tempo contre le temps
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°14
, novembre 1995.