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Intemporels Votre visage jusqu’à l’os

septembre 1996 | Le Matricule des Anges n°17 | par Eric Naulleau

Varlam Chalamov naquit en tant qu’écrivain des amours monstrueuses du Petit Père des Peuples avec la marâtre nature de l’Extrême-Nord soviétique.

Récits de la Kolyma

Votre visage jusqu’à l’os

Varlam Tikhonovitch Chalamov (1907-1981) passa au total vingt-deux années dans différents bagnes de Kolyma, aux limites nord de l’Union Soviétique. Au terme de quelques péripéties éditoriales, l’ensemble des textes consacrés à cette période furent traduits en trois tomes chez François Maspero de 1980 à 19821, puis repris en un volume -augmenté de douze nouvelles inédites- par La Découverte et Fayard en 1986 sous le titre : Récits de Kolyma.
Le récit inaugural -intitulé Sur la neige, s’ouvre sur une question d’apparence incongrue : « Comment peut-on tracer une route dans la neige ? » qui éveille bientôt d’étranges résonances : « Un homme marche en tête, suant et jurant, il se déplace à grand-peine et s’enlise constamment dans la neige molle et profonde. Il s’en va loin devant, et des trous noirs et irréguliers jalonnent sa route (…) C’est le premier homme qui a la tâche la plus dure, et quand il est à bout de forces, un des cinq hommes de tête passe devant. » Ce premier de cordée se confond bien entendu avec l’auteur lui-même et la neige avec une métaphore aveuglante de la feuille blanche. Au moyen des Récits de Kolyma, Chalamov s’est frayé un chemin -un chemin de croix-, à travers des contrées inexplorées, vers des abîmes insoupçonnés de l’âme humaine, jusqu’à une « planète » froide, ainsi que les détenus surnommaient Kolyma (« Kolyma, Kolyma, ô planète enchantée :/L’hiver a douze mois, tout le reste c’est l’été ») peuplée d’extraterrestres squelettiques, plus morts que vifs, et réduits en esclavage au nom d’un principe empreint d’une monstrueuse ironie : « Le travail est une question d’honneur, de gloire et d’héroïsme. »
Dans la hiérarchie de ces damnés de la terre gelée, Chalamov appartenait en outre à la caste des réprouvés, celle des prisonniers politiques, en butte non seulement aux persécutions de la chiourme stalinienne, mais aussi soumis aux brimades et aux agressions des condamnés de droit commun, paradoxalement traités comme les enfants chéris du régime sous ces latitudes extrêmes : « …ceux qui avaient commis des crimes dans la vie courante ou dans leur travail, tout comme les voleurs récidivistes, étaient considérés comme des »amis du peuple« qui devaient être rééduqués au lieu de subir un châtiment »« .
Il existe une abondante littérature concentrationnaire, mais Chalamov a connu la rare infortune de traverser tous les cercles de l’enfer terrestre, avant de parvenir au dernier : les mines d’or des confins arctiques, où il était courant de travailler jusqu’à complet épuisement par moins cinquante degrés. Il ne manque d’ailleurs pas de railler au passage le style pleurnichard de Dostoïevski à propos des tourments autrement plus supportables qu’il avait endurés au bagne ( »Dans la « maison des morts », il n’y avait pas Kolyma« ), ni de noter que les travaux forcés infligés aux rebelles décembristes par Nicolas 1er en 1825 correspondaient à des normes d’extraction de minerai… trois cents fois inférieures à celles en vigueur à Kolyma.
De même, telle ou telle réflexion annoncent les futures divergences avec d’autres victimes des camps et notamment avec Soljenitsyne (voir recension de leur Correspondance (Verdier 1995) dans MdA n° 14) qui trouvent leur origine dans les conditions de détention bien différentes des deux hommes : »Le camp, c’est une école négative de la vie, en tous points. Personne n’en retirera jamais rien d’utile ou de nécessaire.« Tout espoir, toute possibilité de rédemption se voient jetés aux vents mauvais de la Taïga. Chalamov est un homme qui marche seul.
Par ailleurs, et surtout, son maître livre ne ressortit pas à ce genre d’écrits où, pour reprendre le constat désabusé de Predrag Matvejevitch, »l’on trouve plus de dissidence que de littérature« . Ces récits dépouillés, cette prose décharnée constituent un chef-d’œuvre tel qu’il ne s’en écrit pas dix par siècle. »Ce ne sont pas des choses qu’on lit. On s’y plonge, on ne peut s’en arracher.« écrit AndréÏ Siniavski dans sa préface, non sans avoir au préalable stigmatisé un peu plus encore la singularité de cet ouvrage en assimilant la tentation d’en abandonner la lecture à un acte de traîtrise ! Le lecteur se trouve ainsi placé dans la position infamante et inattendue de celui qui refuserait de relayer l’éclaireur du texte d’ouverture.
Une des possibles lectures des Récits de Kolyma est d’ordre »géologique« , ce qui revient à examiner l’épais mélange de sang, de sueur, de larmes, de cruauté et de paranoïa qui s’accumula durant vingt-deux années en strates successives au-dessus du permafrost sibérien et dont se nourrissait le Moloch de l’Extrême-Nord : éviction de Beria, assassinat de Kirov, complot des blouses blanches, purges de 1937-1938, épurations tous azimuts et même épuration des épurateurs… Mais l’essentiel est ailleurs. Peut-être dans la manière impitoyable dont Chalamov parvint à classifier, tel un Mendeléev du Goulag, les quelques instincts primaires auxquels se trouve résumé l’Homme parvenu au stade ultime du dénuement physique et existentiel ( »Tout ce qui lui était cher est réduit en cendres, et la civilisation et la culture s’envolent en un temps record qui peut se compter en semaines.« ) puis à composer d’inoubliables tragédies miniatures en combinant ces éléments fondamentaux. Ou, plus sûrement encore, dans la bouleversante dilatation de son être à la mesure des immensités glacées qui le cernaient. Chalamov a identifié son écriture à la tâche d’un arpenteur des neiges sibériennes, et sa propre personne »au seul arbre qui reste toujours vert, toujours vivant : le pin nain.« Tout comme lui, Chalamov demeura enterré vif durant son hibernation de près d’un quart de siècle, et tout comme ce conifère se redresse lorsqu’il confond un réchauffement passager avec le printemps, l’enfant de Vologda releva la tête au moindre signe de vie : »Je pensais à cette femme qui était passée près de nous, la veille (…) Elle nous avait montré le ciel, un coin de firmament en criant : « Bientôt les gars, bientôt ! » Je ne l’ai jamais revue mais je ne l’oublierai jamais. Je n’oublierai jamais comme elle a su nous comprendre et nous consoler. En désignant le ciel, elle ne pensait pas du tout à l’au-delà. Non, elle nous montrait simplement que le soleil invisible était en train de se coucher à l’ouest et que la journée de travail touchait à sa fin. Elle nous avait redit à sa façon les mots de Goethe sur les cimes des montagnes.« 
Un jour qu’un supérieur du camp lui demanda de rédiger une requête larmoyante, Chalamov fit la découverte suivante : »Je n’avais pas pu extraire de mon cerveau desséché un seul mot inutile (…) et ce n’était pas parce que mon cerveau était fatigué et à bout de forces, mais parce qu’au siège de la mémoire, là où il y a des adjectifs enflammés, je n’avais plus rien que la haine." L’œuvre de Chalamov ressemble aux derniers portraits connus de l’auteur, peu avant sa mort dans un hospice de vieillards : la peau et les os.
À signaler aussi Les Cahiers de la Kolyma (Nadeau, 1991) qui rassemble des poèmes écrits pendant et après la détention de Chalamov ainsi qu’un essai autobiographique aussi bref que précieux : Fragments de mes vies.

Éric Naulleau

1 Quai de l’Enfer, La Nuit (tous deux repris en livre de poche-Biblio) et L’Homme transi.

Récits de Kolyma
Varlam Chalamov
Traduit du russe par
Catherine Fournier
La Découverte/Fayard
1200 pages, 260 FF

Votre visage jusqu’à l’os Par Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°17 , septembre 1996.