Des odeurs de soufre et de chloroforme émanent de ce livre au style implacable. Depuis Un été de cendres, Abdelkader Djemaï, né à Oran en 1948 et installé en France, poursuit son immersion dans la nuit algérienne, sans jamais la nommer. Le narrateur est cette fois enquêteur pour le compte d’une police secrète, domiciliée au 31, rue de l’Aigle. Dans cette villa discrète se préparent « des choses ardues, moins reposantes et plus compliquées ». On l’a compris : il s’agit d’étouffer les voix qui « se gargarisent de mots comme démocratie, justice et autres balivernes », comme celle par exemple de R. D., soupçonnée de subversion. Précieux dosages : le narrateur traque ses gibiers tandis que le Chef Cuistot répète dans la cave ses recettes à base d’eau et d’électricité.
Djemaï décrit le fanatisme avec une tranquillité maîtrisée. Présenté sous la forme d’un rapport clinique, ce court livre rend compte du cynisme du drame algérien. La haine se nourrit de civisme, la folie de paranoïa. La mission de la police devient de salubrité publique. On invoque la chirurgie pour purifier cette ville, frondeuse et galeuse, prête à s’offrir en pâture « au dernier des chiens » : « Il est impératif de procéder à l’ablation des parties incurables, d’exciser les kystes (…) d’enrayer les irruptions virales ».
Sous la plume de Djemaï, l’Algérie est un monstre froid, mécanique impitoyable perdue dans ses malheurs, à l’image de cet enquêteur. Célibataire, il vit avec son revolver sous le veston et l’oreiller, avec pour seule compagne une plante verte qu’il cajole comme une maîtresse, entre deux pollutions nocturnes. Djemaï ne dit pas autres choses : pays déchiré, l’Algérie n’est qu’une plaie béante de solitudes dans cette tragédie collective.
31, rue de l’Aigle
Abdelkader Djemaï
Éditions Michalon
138 pages, 90 FF
Domaine français L’Algérie malade
juin 1998 | Le Matricule des Anges n°23
| par
Philippe Savary
Un livre
L’Algérie malade
Par
Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°23
, juin 1998.