Charles Racine, né en 1927 à Zurich, savait les mots traîtres, puisqu’il sut aller avec eux jusqu’au bout de sa vérité. Traîtres ainsi le furent-ils en ne sauvant pas l’homme de la folie de sa parole, l’amenant au fil de sa vie à s’enfermer de plus en plus dans la solitude, vivant reclus et de rien dans cette Suisse alémanique. Charles Racine s’égarait dans les mots, allait là où on ignore ce qu’ils produisent : « si je m’égare,/ c’est pour prendre une rupture dans mes bras. » Aussi, il choisit la langue et le nom de sa mère (couturière suisse romande) contre l’allemand paternel. Et c’est à une sorte de situation d’exil permanent qu’il se heurta, parlant un français qui doit parfois à la syntaxe allemande, faisant bouger les codes de la grammaire en jouant sur les temps et leur concordance. Tout cela fit son être et son identité de poète, constitue les quatre recueils de Ciel étonné : Le Sujet est la clairière de son corps, Légende forestière, L’Exil ne figure dans le texte, Rochepluie. La langue de Charles Racine est toujours tenue à la limite d’un débordement, comme si les mots allaient se consumer ou restaient inaptes à dire son exil. Ses poèmes sont faits de vers courts et syncopés, au rythme essoufflé, comme enfoncé dans une hargne prête à exploser : « Le sujet dut être cousu/ et disparut sous le fil// cumul de l’effort/ une phrase accidentée/ que franchit celui qui l’écrit/ que solde le bruit mat du couperet », ou encore « un bris de faïence/ s’écourte ne ramasse/ de ses mains ma voix/ que borde le pain ». En dehors de quelques hommes qui le défendirent, et qui furent ses amis, Michel Deguy et Po&sie, Claude Esteban dans Argile, Jacques Dupin en publiant chez Maeght en 1975 son premier livre Le Sujet est la clairière de son corps, Martine Broda, rappelle, dans sa préface, que Charles Racine était « l’homme de peu de gens ». Il fréquenta néanmoins Paul Celan avec qui il partageait « les séquelles traumatiques de la dernière guerre et celui de l’exil, noué à la question des langues », se lia, à la fin de sa vie, avec le poète tchouvache Aigui qui lui prêta une vive attention. Jacques Dupin précise alors en introduction qu’il ne pût manquer de reconnaître chez cet homme aux « yeux vifs, inquiets, les traits émaciés, une sorte d’avidité impatiente dans la voix (qui) trahissait sa condition de poète déplacé ». Car, si Charles Racine vécut jusqu’au bout un déracinement intérieur, sa langue fut un travail de pointe, elle toucha en plein la conscience de son vertige : « pour celui qui lit/ sur cet attribut tabulaire/ qu’est l ’existence/ s’ouvre une bouche/ anonyme que rien n’accompagne ». Cette voix est une charge, comme une tauromachie nocturne, « Lumière de plein fouet la nuit/ je sors du jour », est une sorte de racloir, une « présence tranchante d’avoisinage ». Elle dit ce à quoi elle est acculée, nomme le vide et se l’incorpore, prononce le mort à l’intérieur de soi. Et de cette « verdure de rage gangrenée » lance un mot final, planche de vie et corde à passer autour du cou : « ronger le fantôme en commettre l’usure ». « Aucun geste n’échappe/ aux cordes qui accompagnent la main », tel fut l’acte d’écriture de Charles Racine. Indissociables de la vie, ses poèmes sont « une friche entrouverte, dit encore Jacques Dupin, par la parole et le couteau ), une parole merveilleusement ébréchée, un couteau tourné contre soi ».
Ciel étonné de Charles Racine
Fourbis, 120 pages, 89 FF
Poésie Tables de l’exilé
septembre 1998 | Le Matricule des Anges n°24
| par
Emmanuel Laugier
Le poète Charles Racine, disparu à 62 ans, laisse une œuvre fulgurante. Ciel étonné rassemble la plupart de ses poèmes : une découverte.
Un livre
Tables de l’exilé
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°24
, septembre 1998.