Qui donc nous a inversés de la sorte que,/ quoi que nous fassions, nous ayons la contenance/ de quelqu’un qui s’éloigne (…) ainsi vivons-nous, sans fin prenant congé. » Composée après la Première Guerre mondiale, La Huitième Elégie de Duino fait partie de ces œuvres qui n’en finiront jamais de nous interroger. En quelques vers qui « défient la traduction » (Klossowski), le poète pointe le doigt sur un invisible qui fait de l’humain un spectateur, un être hors du monde. Non pas par son impossibilité à voir ce qui se dérobe, mais, au contraire, par sa faculté de voir, de mettre à distance, en quelque sorte, le monde tel qu’il le délimite. On est au monde, traduit Roger Munier, mais pas dans le monde, dans ce que Rilke nomme l’Ouvert.
Lancé dans la double aventure de traduire ce poème et de le commenter, Roger Munier prend donc le risque de le trahir deux fois. Le peintre Alexandre Hollan ajoute à cette édition bilingue du poème ses vignettes de noir et blanc qui accompagnent la pensée de Munier : d’un visage aux yeux ouverts, nous feuilletterons, page après page la fixité d’un œil qui nous contemple avant de terminer l’ouvrage sur le même visage, les yeux clos. C’est bien là le chemin à suivre : ne plus voir le monde, éteindre son regard.
Si Rilke oppose la Créature qui « voit l’Ouvert » à l’homme, c’est, nous dit Roger Munier, parce qu’elle « n’a pas la conscience qui rassemble et délimite, érige dans la lumière, concentre mais sépare. Elle n’est pas, comme nous, devant les choses, ne se sent pas devant elles, pas même en elles sans doute, mais seulement avec ». L’homme au contraire « ne sait, ne peut laisser être. Il faut qu’il situe, distingue, repère, donne lieu. » Roger Munier à son tour s’interroge pour savoir d’où vient cette incapacité de l’homme à ne pas rester dans l’innommé, l’Ouvert.
Sa recherche du sens se fait très prudente, soucieuse de serrer au plus près le texte et les mots de Rilke. Pas à pas, s’enfermant parfois dans une langue difficile, saturée, il ne vise pas à ajouter une glose nouvelle au poème. Texte de nature ouvert, La Huitième Elégie pourrait se prêter à toutes sortes d’interprétations qui l’appauvriraient. Ce qu’écrit Rilke ne trouve son sens que dans la forme même où il l’écrit. Si l’exercice de commentaire semble donc voué à l’échec, Roger Munier s’y frotte avec rigueur. Il nous éclaire, nous indique les mots sur lesquels l’élégie s’appuie, il prolonge le questionnement du poète. Toutefois, dans son désir respectueux de ne pas outrepasser la pensée de Rilke, il se cantonne à voir la faute de l’exclusion de l’homme dans le regard qu’il oppose à la vue.
Or, on ne peut s’empêcher de penser, ici, à ce qu’Emmanuel Hocquard disait d’un monostiche de Joseph Guglielmi (dans Tout le monde se ressemble, P.O.L). Voici ce poème d’un seul vers :
« dans la cour platanes cinq »
et Hocquard d’expliquer : « essayons de lire ce qui est écrit et non ce qui « devrait » être écrit (…). D’abord le lieu : dans la cour. Le déplacement du regard : l’espace blanc. Les objets qui occupent cet espace : les arbres, identifiés comme platanes. Leur nombre enfin : cinq. C’est logique. » La phrase correcte, « cinq platanes dans la cour » n’est donc pas naturelle. Ce qui nous séparerait de l’Ouvert, ou du monde que nous mettons face à nous, c’est bien plutôt le langage. C’est en tout cas autour de cette question que la poésie moderne fouille aujourd’hui la question du sens de l’existence.
La Huitième Elégie de Duino
Rainer Maria Rilke
Traduite et commentée
par Roger Munier
Fata Morgana
51 pages, 57 FF