- Présentation Ismail Kadaré, l’homme de pierre
- Bibliographie Perdu pour la lecture (les livres)
- Papier critique Il était quatre fois Kadaré
- Entretien L’imagination dissidente
- Autre papier Une histoire balkanique
- Autre papier Ballade sur la mort de J.G. (nouvelle inédite de I. Kadaré)
- Bibliographie Bibliographie
C’est toi qui l’as tué ! cria-t-elle d’une voix rauque.Ti si za ubije W.
Le médecin, devenu blême, s’appuya contre le mur, alors qu’elle continuait de hurler en serbe.
Pendant tout le temps que dura cette scène, devait déclarer plus tard le témoin, le docteur ne lui répondit pas une seule fois dans sa langue.Les traits défaits, il paraissait devoir s’effondrer à chaque mot que prononçait la femme, jusqu’au moment où d’autres personnes qui se trouvaient là intervinrent pour l’éloigner.
« J.G., émigrant politique albanais réfugié en Yougoslavie, ressortissant allemand, journaliste, poète et compositeur, est mort le 17 janvier 1982 à trois heures du matin sur la table d’opération. »
C’étaient les lignes attestant sa fin figurant sur le registre de l’hôpital d’Untergrupenbach.
La police ne parvint jamais à découvrir le meurtrier.Bien que soutenues par un avocat célèbre, les accusations de la veuve de la victime à la charge du docteur Vidiç furent jugées irrecevables pour insuffisance de preuves.
Vidiç fut congédié de l’hôpital le lendemain même, par un jour froid semblable à celui où il était arrivé.A cette différence, cependant, que pour son départ il ne fut rédigé aucun procès-verbal ni porté aucune inscription dans un quelconque registre, protocole ou même une annexe de protocole.
Pendant quelque temps, son nom revint ça et là dans les conversations, mais c’étaient en général des rappels de ragots.Des propos de malades délirants dans des hôpitaux psychiatriques, accès de remords ou déclarations de repentir, auxquels était parfois mêlé son nom.Mais rien de cela ne fut jamais précisé.
J.G. fut enterré le lendemain au cimetière de Stuttgart.Ses parents et amis, cherchant un texte à la fois émouvant et évocateur qui convint à son épitaphe, pensèrent en trouver un approprié parmi les récits et ballades qu’il avait lui-même composés et chantés, le plus souvent en s’accompagnant à la guitare.
On écouta donc ces textes dans un profond recueillement, et chacun convint que, pour la plupart, ils se prêtaient parfaitement à servir d’inscription sur une stèle.Et cela devait être si frappant qu’un jour, quand le sourire et l’humour vinrent à être admis dans l’évocation du disparu, un de ses amis, comme pour masquer la tristesse par une remarque singulière, soutint que d’aucuns n’avaient pas tort d’accuser J.G. d’avoir lui-même préparé sa suppression.
Le texte de son épitaphe fut finalement choisi.Il était tiré d’une de ses ballades.Sans expliquer pourquoi, la direction du cimetirère insista pour qu’il y fût apporté une correction.Ce fut la dernière coupure, ou plutôt, s’agissant de J.G., censure, qui le frappait. Sa vie avait été émaillée de ce genre d’épreuves et sa mort elle-même, au fond, n’était qu’une ultime coupure s’ajoutant à tant d’autres.
Ismail Kadaré
(Traduit de l’albanais par Jusuf...