En tout, donc, 938 pages qu’on attaque avec circonspection, mais non sans curiosité. Avec une sympathie certaine pour l’ampleur loufoque du projet. Et une admiration pour le poète qui pendant quatre ans ne s’est pour ainsi dire plus séparé de son navet.
Reprenons. Depuis le 1er avril 1992, Jacques Jouet écrit chaque jour un poème. Navet, linge, œil-de-vieux représente les quatre premières années de cette activité. Sous ses yeux, pendant ces quatre ans, le poète diariste tenait posé « sur un linge jaune et carré, premièrement un navet frais qui mettait environ un mois à sécher(sans jamais pourrir) -une fois sec, je le remplaçais par un tout neuf- deuxièmement un œil-de-vieux. Un œil-de-vieux est une petite lentille carroyée de peintre paysagiste, qui rapetisse ce qu’elle vise ».
De quoi, apparemment, faire une nature morte plutôt qu’un poème. Et Jacques Jouet ne cache pas sa fascination pour le travail des peintres. Il leur dédie son entreprise. Comme eux, il se place face à l’objet, le considère, en entreprend la description la plus minutieuse, tourne autour, s’en éloigne ou s’en rapproche. Médite. Le poète comme le peintre de nature morte sait la vanité des choses. Mais le navet ne pourrit pas, il jaunit, se flétrit. Tandis que les poèmes chaque jour se succèdent, pour dire le presque rien d’un si modeste légume : « Faire un petit entassement,/rien. »
Vertigineuse inanité. Scandaleuse. Le navet pas plus que le torchon ne sont blancs cependant. L’abstraction n’est pas définitive, même si le poète ici ou là flirte avec l’idée d’une radicalisation de son entreprise, qui organiserait son silence « par une contrainte définitive », et par là-même lui simplifierait considérablement l’existence : « La tâche de faire du vide/contre ce qui fut accumulé,/comme la rue fait de la neige/et les morts qui débarrassent (…) »
Du rien, on sait qu’on peut écrire, et tous les jours ne sont pas vains, qui passent en arrière-plan du navet, prennent étrange consistance en leur succession de la sorte enregistrée. Le temps perdu se gagne ainsi sans doute.
Etrange journal cependant, dont le sujet n’est pas le poète mais le légume, dont l’intimité se trouve en quelque sorte décalée, bouleversée. A choisir pour centre du « journal » autre chose que le moi, Jacques Jouet se joue de lui-même. A l’égal du peintre face à sa nature morte, qui définitivement s’absente, il se place devant le poème comme face à un miroir qui ne le refléterait pas, où le navet se trouverait comme suspendu dans le vide. Fascination. Soudaine opacité spéculaire. Ou comment écrire à la hauteur du silence qu’on porte en soi. Journal d’outre-tombe à la manière oulipienne ?
Le navet cependant tire plus du côté de Ponge que de Chateaubriand. Il a le triomphe modeste. Et Jacques Jouet un sens certain de l’humour.
Car plus que d’une absence, il s’agit ici pour le poète d’une partie de cache-cache avec lui-même, avec ce qui de chaque jour pourrait être dit....
Entretiens De la lumière pour les navets
Pendant quatre ans, Jacques Jouet s’est donné pour contrainte d’écrire un poème par jour sur le navet. Ce journal de l’oulipien en jeune (puis moins jeune) légume se lit comme l’étrange inventaire d’un quotidien inattendu.