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Domaine français L’art farfelu de l’esquive

octobre 1999 | Le Matricule des Anges n°28 | par Éric Dussert

Michel Jourdain est un créateur audacieux et Lettres mortes un roman mystifiant où l’étron est un Graal. Dans le sillage de Georges Perec.

Michel Jourdain a toutes les audaces jusqu’à celle de se payer notre fiole. Lui qui ne fournit ses fictions qu’à raison d’une tous les vingt ans vient de produire un roman épistolaire, genre tout à fait désuet dont Alphonse Karr soufflait déjà les dernières braises au XIXe siècle. Les présentes Lettres mortes qui font suite à l’introuvable Triste Nouvelle (Le Seuil, 1963) et Trois Saisons dans le Loiret (Maren Sell, 1981) forment par ailleurs un livre tout à fait insensé où trois épistoliers, une vieille fille, un détective à la manque et son père s’ouvrent à leur correspondant de préoccupations bêtement plates ou drôlement inspirées. Jourdain va plaider la démence lorsque le monde aura pris connaissance de l’argument essentiel de son livre : l’enquête du jeune détective Marcel Le Marchant déclenchée par la chute de la riche madame Al Rifaï sur un étron canin dans une rue du XVIe arrondissement de Paris. On n’ose y croire.
Rationnel comme un personnage de la troupe de Jérôme Deschamps, le détective dérive avec la candeur, la suffisance et le langage d’un Deschiens dont on reconnaît les moments d’émotion. « J’ai été enchanté d’être ravi ». Son obscure existence n’est donc pas éclairée par la lucidité mais par de petits bonheurs au premier degré qu’il confie à son père ou à sa « marraine de guerre » – un détective au combat se doit d’avoir un moral d’acier. Imbécile heureux ? Sans doute pas. Marcel est un être seul face à la « monstrueuse complexité de la vie », il est décalé au point que l’on pressent l’histoire tordue. Il faut aborder les lettres chichiteuses de son père pour entrevoir le drame familial. Si Marcel est voué à l’échec, c’est peut-être qu’un secret pèse sur sa parentèle. Son retraité de papa ne commet-il pas un lapsus en écrivant le mot « Assistance » auquel publique fait écho, ou en effaçant la maman fantôme dont il ne relate qu’une colère homérique.
En somme, l’affaire est louche. Si louche que la trame policière, loufoque à souhait, ne tarde pas à révéler son rôle de trompe-l’œil. Jourdain est aussi cachottier que ses deux personnages. Ses galéjades sont une astuce, un masque. Elles recouvrent des douleurs personnelles qu’il souhaite simplement désigner. Voilà pourquoi son roman ressort de l’esquive, d’un art opposé à celui de Leiris. Il ne provoque ni pathos, ni mélancolie, ni tristesse. Un léger malaise peut-être qui ne parvient pas à oblitérer le rire. C’est indigne mais il faut l’avouer : assis sur le volcan des Le Marchant, on rit en suivant les débâcles et glissades du jeune Marcel. Professionnel en diable, le besogneux détective s’intéresse au trafic SNCF, à l’alimentation des clochards, expérimente les croquettes pour chiens, établit la taxinomie de leurs crottes, visite même les cafés alentours… Auprès de son père, il peaufine son image et fait mine de choisir l’imperméable ou le revolver ad hoc puis, replié dans la capitale du saucisson à cuire (Morteau) après l’échec de son enquête, il évoque encore un mystérieux film suisse -une clé du roman ? – tout en surveillant l’avancée des recherches généalogiques que son père Lucien néglige effrontément. Que cache-t-il donc ?
Il y a dix-huit ans, les Trois Saisons dans le Loiret diffusaient une petite musique semblable au ronronnement des Lettres mortes, un malaise en demi-teinte transmis en de petites notations quotidiennes par un jumeau de Marcel, fasciné lui aussi par les crottes… de mouche. Aujourd’hui, le principe narratif est identique. Les lettres nourries, exaltées, agressives, de questionnement ou de reproche additionnent des lieux communs ébouriffants, des simagrées et des doutes infimes qui sont autant de perches tendues au lecteur. Mais au détour d’une remarque coprologique s’ouvrent un abîme métaphysique ou une plaie morale qu’on ne peut éviter. Liée à son observation du monde effectuée au ras du bitume, la trivialité de la merde fait écho aux mots saugrenus de la gent bistrotière recueillis par François Caradec dans La Compagnie des zincs (Ramsay, 1986 et Seghers, 1991). Cela transpire d’une vie essentielle, celle qui anime l’humanité véritable. On songe aussi à la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec où l’activité insignifiante de la place Saint-Sulpice est tressée en une litanie poétique contemporaine. Le monde est entré en littérature par son petit bout, ses épiphénomènes, ses surgeons. Est-ce la magie Perec qui a provoqué chez le ludique et sibyllin Michel Jourdain un intérêt aussi provoquant pour la glaire de nos trottoirs ? Est-ce la provocation qui l’a poussé à ce livre iconoclaste et glissant ?
S’il se place dans l’ombre tutélaire du malicieux Georges Perec, ne tirons pas la conclusion que Jourdain souscrit aux principes de l’OuLiPo, l’Ouvroir de Littérature Potentielle, dont Perec fut l’un des fondateurs. Les Lettres mortes n’usent pas des recettes de cette confrérie dont on peut penser que les jeux combinatoires (de lettres, mots ou phrases, à contraintes ou libérés) participent plus souvent du bricolage ludique que de la création de sens -le Belge André Blavier, l’un des fondateurs historiques de l’Oulipo a d’ailleurs exprimé ce regret dans Le Don d’Ubuquité (D. Devillez, 1998). Tout récemment, Éloge de la pièce manquante d’Antoine Bello (Gallimard, 1998) a fourni un contre-exemple à l’œuvre de Jourdain tout en adressant un énorme clin d’œil aux amateurs de Perec dont La Vie, mode d’emploi avait pour thème structurant le puzzle. Or, le livre de Bello n’est qu’un exercice de style à vide. Là où le fait-divers répété par Queneau (autre fondateur de l’OuLiPo) dans Exercices de style a pris des airs de poème, la compilation de notes administratives, comptes-rendus de réunions et articles de presse qu’il propose dans cet Éloge consacre une éradication de l’invention proprement littéraire au profit d’une simple astuce relayée par la combinaison de langages stéréotypés. Au bout du compte, la littérature est devenue un concept formel (Fiction française) propre à satisfaire le commerce et le classement. C’est ainsi que la littérature est devenue une « pièce manquante », une littérature-en-creux, alors que chez Michel Jourdain au contraire, elle exulte en véhiculant un drame étouffant.
Pudeur ou nécessité, les Lettres mortes n’offrent aucune réponse aux questions personnelles que l’auteur a posées. En revanche son livre porte une leçon puisqu’en optant pour la micro-anecdote et le mauvais goût calculé, Jourdain s’oppose à l’enflure du moi et à la disqualification de la littérature.
Contre les faux-semblants, la mode et le nombrilisme pathétique, il ose se placer lui-même en porte-à-faux dans les nippes d’une candeur ridicule. Il se pourlèche du désarroi de ses lecteurs et de l’écume dérisoire du monde. « Pour vivre, il n’y a pratiquement rien de spécial à faire » écrivait-il. Pour le lire, il suffit de se laisser aller. De l’œil gauche.

Lettres mortes
Michel Jourdain

Champ Vallon
254 pages, 120 FF

L’art farfelu de l’esquive Par Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°28 , octobre 1999.
LMDA PDF n°28
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