Le vent. Trieste reste une ville dans le vent -sans égard pour le flux et reflux des modes exotico-littéraires. Pas un guide sérieux, pas un texte quelque peu informé qui n’évoque les infatigables bourrasques de la bora, ce mistral au carré local, qui jette touristes ignorants et autochtones imprudents à terre -pour le reste, tout ce qui serait susceptible de prendre l’air se trouve amarré pour l’éternité ou s’est envolé depuis belle lurette. Cette singulière cité aux confins de la Méditerranée et du monde slave, « excroissance maritime de Vienne », creuset de tous les mélanges, berceau de maints paradoxes, ardent foyer d’irrédentisme italien du temps de l’Autriche-Hongrie et port battu par toutes les vagues de la nostalgie habsbourgeoise, cette singulière cité n’est décidément pas avare des effets ébouriffants. Salvador Dali fit certes de la gare de Perpignan le centre de l’univers. Mais cette distinction tenait davantage de la paranoïa critique chère au maître espagnol que d’une évaluation objective. Rien de tel dans le cas de Trieste. Le voyageur qui débarque dans l’aéroport-de-bout-du-monde local accède du même coup à l’un des cœurs de la modernité européenne. Italo Svevo, de son vrai nom Ettore Schmitz (double identité de frontière, pour citer obliquement le titre de l’ouvrage que Claudio Magris consacra à sa ville natale), y publia en 1923 La Conscience de Zeno, l’un des rares livres dont on peut affirmer sans exagération qu’ils bouleversèrent le cours de la littérature et l’existence de bien des lecteurs. James Joyce en fit sa patrie d’adoption pour débuter la rédaction d’Ulysse, autre monument du vingtième siècle, tandis que Rilke mit à profit un séjour plus bref pour composer ses Élégies -qu’il n’est pas interdit de préférer au reste de son œuvre. Scipio Slataper, Quarantotti Gambini et Umberto Saba y naquirent, Carlo Michelstaedter (voir dossier) se suicida à ses portes. Freud, dit-on, y trouva le talon d’Achille de la botte italienne pour vulgariser ses théories et Marco Cavallo, cheval de Troie
Trieste s’éteint doucement, Trieste s’éteint à petits feux : la librairie antiquaria Umberto Saba est tenue par le fils d’un personnage souvent évoqué dans les poèmes du grand écrivain triestin. Roberto Bazlen, écrivain sans œuvre et autre natif de la cité des vents, inspira à Daniele Del Giudice le magnifique Stade de Wimbledon.
Trieste se vide lentement de ses habitants tandis qu’enfle Turin, l’autre ville de Claudio Magris, et le nord de l’Italie.
Trieste perd doucement sa substance et l’auteur de Danube s’efforce de colmater les brèches avec sa prodigieuse érudition. Il en est l’un des habitants emblématiques, professeur de littérature germanique à l’Université et même un temps sénateur, champion victorieux d’une coalition anti-Berlusconi (« Mes amis ont oublié de s’inscrire et je me suis retrouvé seul sur la liste. Même Trotski n’a jamais rêvé d’une si parfaite coïncidence entre la base et sa représentation. ») JbrJ...
Dossier
Claudio Magris
Bonjour Trieste
avril 2001 | Le Matricule des Anges n°34
| par
Eric Naulleau