Beaucoup de ses compatriotes ont reporté leur voyage en Europe, pas lui. Pourtant la prise de risque est conséquente, cet humble quinquagénaire véhicule dans ses livres la part la plus fascinante, la plus noire aussi, de l’âme des États-Unis. Celle des prédicateurs hallucinés, des vendeurs de remède-miracle, des pionniers et des petites gens, des capitaines Achab et de leurs baleines blanches, des Huckleberry Finn, ce jeune héros de Mark Twain, des Stagger Lee, ce meurtrier noir, élevé au rang de vengeur d’une communauté, des Presley et autres Dylan. Dans sa croisade, car croisade il y a, il transporte une des armes les plus sophistiquées que le monde ait pu imaginer et propose de nous la faire aimer : la musique anglo-américaine. Né en 1945, à San Francisco, Greil Marcus écrit sur le rock depuis 1966. Il collabore très tôt aux prestigieuses revues que sont Rolling Stone, Creem, ainsi qu’au New Yorker. Avec Lester Bangs et quelques autres, il élève la critique rock au rang de genre littéraire et d’art à part entière, ce qu’il réfutera toujours.
Musique et littérature vont de concert dans le travail de Marcus, autant dans le style, l’investigation ambitieuse et totalisante (il met en connexion chanson, musique avec l’histoire, la sociologie, le folklore, l’économie, la politique etc.), le besoin d’élucider des mystères et de ponctuer ses livres de citations. Ainsi Herman Melville, Mark Twain, Walt Whitman ou encore Raymond Chandler jalonnent de leurs écrits la route des bluesmen ou autres rock’n’rollers. Se réclamant de Tocqueville et d’Hemingway, il publie en 1975, Mystery Train, ouvrage de référence pour certains, livre-culte pour d’autres, aujourd’hui traduit en français, dans lequel à travers les figures méconnues ou très célèbres d’Harmonica Frank, de Robert Johnson, des pèlerins du Band, du noir si subversif et déjanté Sly Stone, de Randy Newman, et du très clinquant Elvis, il célèbre le rock, élément à risque, intégrateur, rebelle de la culture des États-Unis. « Le rock’n’roll est un mélange de bonnes idées rendues stériles par les modes, d’épouvantables nullités, d’atroces fautes de goût et de jugement, de crédulité et de manipulation, de moments de clarté et d’inventions inouïes, de plaisir, de jeu, de vulgarité, d’excès, d’innovation et d’exténuation complète » (Mystery Train, p. 137). Dans La République invisible, publié en 1997 aux États-Unis, Marcus traite du procès hystérique fait à Bob Dylan, lorsque ce dernier est passé du folk à l’électrique et de l’enregistrement des Basement Tapes (enregistrements de sous-sol avec le Band en 1967 de plus d’une centaine de chansons aujourd’hui pirates ou inconnues, ndlr). Mais c’est surtout d’une Amérique du Nord jusqu’alors inconnue et de sa république invisible dont l’oralité, la musique, l’énergie, les pulsions régénèrent et rejouent les mythes fondateurs de ses origines qu’il parle. Vision noire, humble, enthousiasmante, certes egocentrée, voire ethnocentrée (peut-être son point...
Entretiens Another country
décembre 2001 | Le Matricule des Anges n°37
| par
Pierre Hild
À travers le rock’n’roll et la figure de Bob Dylan, le critique Greil Marcus retrouve les racines du peuple nord-américain. Plus près du mythe que de l’histoire.
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