Chaque fois que l’on pense à Hitler et à son régime intrinsèquement malfaisant, on se demande comment cet homme a pu être élu -et en Allemagne !-, on se demande ce que ses électeurs savaient de ses projets, comment et quand ils ont pris conscience de l’horreur de ses actes. Histoire d’un Allemand offre bien des éléments de réponse à ces questions. Ce livre sensible et réfléchi, exceptionnel, a été rédigé en Angleterre après le choix douloureux de l’exil fait par son auteur en 1938.
L’ouvrage n’a pas paru à l’époque. Sebastian Haffner, qui est revenu en Allemagne seulement en 1954, a écrit d’autres livres. Il est mort en 1999. Ses héritiers ont publié ce manuscrit en 2000, et il a semblé a posteriori si juste que certains se sont demandé si l’auteur ne l’avait pas retouché en fonction de la suite des événements. Un examen scientifique du document découvert par ses héritiers dans le bureau de l’auteur a prouvé qu’il n’en était rien. La superbe cohérence de l’écrit attestait de son authenticité originelle.
Ce récit procède d’un chagrin doublé d’une honte. Lorsque les journaux titrent : « Gouvernement d’union nationale. Hitler chancelier », l’auteur note : « Je fus glacé de terreur. » Lors d’une invasion du palais de justice par des SS, on demande au jeune juriste stagiaire s’il est aryen. Il répond affirmativement, et, de cette réponse spontanée et sincère qui avait l’avantage d’éloigner de grands dangers, il gardera un vivace sentiment de honte. Ce souvenir, la peur éprouvée pour une petite amie juive, l’horreur ressentie par son père lorsqu’il doit consigner par écrit son passé et faire allégeance pour toucher sa retraite, l’atmosphère de terreur après la Nuit de cristal, la rhinocérisation de ses amis les plus proches, tout le conforte dans le désir de partir, ce qui est loin d’être facile. Dans cette période où il se sentait de plus en plus francophile, il pensait s’installer à Paris, les circonstances lui feront choisir Londres.
Sebastian Haffner est issu d’une famille protestante. La Première Guerre mondiale le surprend en vacances. Enfant, il souhaite tout naturellement la victoire de son pays. Pendant et après la guerre, il fait de bonnes études. Il étudie le droit et se destine à la magistrature. Il ne s’engage pas politiquement, mais il observe avec passion la vie politique. Son livre comporte une belle analyse de la période qui va de la révolution allemande à la prise du pouvoir par Hitler. Il montre les tensions, la fragilité de la société, le mécontentement, la désillusion, l’impression d’une victoire volée après les efforts consentis pendant le conflit. « La décennie 1914-1924 a presque tout bouleversé, a presque tout détruit. » Cela s’est accompagné d’un surinvestissement par la jeunesse de la sphère publique : « Environ vingt classes d’âge, les jeunes et les très jeunes, avaient eu l’habitude de voir la sphère publique leur livrer gratuitement la matière première de leurs émois véritables -amour, haine, allégresse et deuil-, mais aussi toutes les sensations qui chatouillaient leurs nerfs, nonobstant leur cortège de misère, de faim, de mort, de confusion, de danger. » À cette période succède un âge de liberté menacée mais tellement forte, si on la compare à la période qui précédait et au totalitarisme qui allait s’installer. Quand les nazis investissent l’appareil d’État, l’auteur sait qu’il n’y aura pas d’élections avant longtemps.
Tout en racontant sa famille, ses amis, ses amours, ses études -il devait rédiger sa thèse-, l’auteur explique l’installation du nazisme, la force de ce système, comment il neutralise les personnes par l’atomisation de la société, en s’octroyant le monopole de la communication dès lors qu’elle met en jeu plus de deux personnes. Et encore, les lettres sont souvent lues par la police…
Le fond de sa pensée, c’est que le peuple allemand ne se libérera de ce régime qu’avec le concours d’autres pays, autrement dit par la guerre et dans la défaite. On comprend ainsi pourquoi, cela s’étant confirmé, l’auteur n’a pas eu le désir de publier lui-même son livre qui était -hélas- très précisément prémonitoire.
Histoire d’un Allemand
(Souvenirs 1914-1933)
Sebastian Haffner
Traduit de l’allemand
par Brigitte Hébert
Actes Sud
364 pages, 20,90 euros
Domaine étranger Le chaos annoncé
juin 2002 | Le Matricule des Anges n°39
| par
Jacques Goulet
Sebastian Haffner quitte l’Allemagne en 1938, abandonnant les siens pour échapper à une horreur dont il décrit les violences. Récit d’un destin anonyme essentiel.
Un livre
Le chaos annoncé
Par
Jacques Goulet
Le Matricule des Anges n°39
, juin 2002.