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Poésie Hikmet ou l’ardeur

janvier 2003 | Le Matricule des Anges n°42 | par Thierry Cecille

Il connut la prison et l’exil, prônait l’amour et l’action. Voix des sans-grade, le poète turc n’a jamais renconcé à son idéal. Trois livres essentiels sont à redécouvrir.

En ces temps de révisionnisme revanchard et d’amalgames jésuitiques, quand après avoir dénoncé Le Passé d’une illusion, on se fait fort d’établir Le Livre noir du communisme, il peut être salutaire de se souvenir que pour des milliers d’hommes l’idéal communiste ne fut pas seulement une idéologie, mais bien plutôt un espoir, à vous faire pleurer de rage, oui, à sacrifier votre vie dans la lutte pour un monde meilleur -pour tous. Laissons de côté le macabre parallèle entre les millions de victimes, et osons une autre comparaison : ici Maïakovski, Hikmet, Neruda, Nezval, Aragon et Eluard -et là, qui donc ? Quelques rodomontades de d’Annunzio, quelques poèmes éruptifs de Marinetti et, accompagnant la novlangue de Heidegger, le ralliement éphémère de Gottfried Benn ?
Nâzim Hikmet, donc, parmi tous ces camarades poètes -car il croyait à la fraternité des artistes, comme à celle des combattants- ressuscite aujourd’hui -si tant est que sa puissance vitale lui ait jamais permis de disparaître ! Après le riche numéro d’Europe publié cet été (N° 878-879), c’est une jeune maison d’édition lyonnaise, Parangon, dirigée par Florence et Bernard Delifer, qui entreprend, d’une manière courageuse, de nous offrir trois de ses œuvres essentielles -deux d’entre elles, naguère éditées par Maspéro/La Découverte, étaient épuisées. Nous pouvons donc lire en parallèle trois œuvres qui se recoupent, se font écho, résonnent entre elles, dépassant les frontières des genres, du romanesque, du lyrisme et de l’épopée -pour dire le combat de ceux qui résistèrent et pensaient, comme Hikmet l’écrit de sa prison : « Je suis dans la clarté qui avance,/ les mains pleines d’appétits, le monde est beau. » Et nous pouvons découvrir par ailleurs le recueil de textes -Nazim Hikmet Le chant des hommes- de Nedim Gürsel1 : écrivain turc exilé en France pour des raisons à l’origine politiques, romancier important (Un long été à Istanbul, La Première Femme), il a longuement lu et étudié l’œuvre du poète : il en éclaire ici certains aspects qui auraient pu demeurer obscurs pour les lecteurs français que nous sommes, peu familiers de l’histoire turque ou de la mystique soufie.
Hikmet naît en 1902 à Salonique, dans une famille de hauts dignitaires ottomans. Il commence à écrire des poèmes alors que son pays se débat dans ce que l’on appelle alors les guerres balkaniques, prélude à celle de 14-18, qui détruira l’Empire ottoman. Il s’engage rapidement dans la lutte contre l’occupation occidentale en 1919 puis rejoint les forces de la Résistance de Mustafa Kemal, découvre l’Anatolie et le paysan turc, devient communiste, part à Moscou, en revient -et commence une longue série d’emprisonnements, alors qu’Atatürk construit, en despote modérément éclairé et totalement autocratique, une Turquie laïque et occidentalisée. Il ne cesse d’écrire -en particulier, enfermé à Bursa pendant plus de dix ans, son grand livre Paysages humains. En même temps, de 1940 à 1950, il entretient, avec un jeune ami romancier, une riche correspondance -où s’affirme De l’espoir à vous faire pleurer de rage.
Nous suivons ainsi pas à pas, dans ces lettres, la conception, l’élaboration de ce recueil, qui grossit tout au long de ces années. Il s’agit pour Hikmet de faire vivre des centaines d’individus -d’où le titre de l’œuvre- pourvus d’un prénom et d’un nom, ou d’un surnom, évoqués en quelques vers ou en plusieurs pages, saisis dans leur humanité : des miséreux, des héros modestes, des lâches, des politiciens corrompus, des écrivains ratés, des paysannes farouches et courageuses… Autour d’eux les tranchées des Dardanelles ou la steppe immense, l’aube blafarde et solitaire d’une cellule ou les odeurs et le brouhaha d’un compartiment de troisième classe, entre Istanbul et Ankara -et en eux la force de la lutte pour la liberté, ou le désarroi de la pauvreté, ou les tortures de la jalousie. Hikmet est peu à peu -il le reconnaît et va même parfois jusqu’à s’en effrayer- comme dépassé par la démesure d’une telle entreprise poétique, ce work in progress de plusieurs milliers de vers, sa Légende des siècles, pour lui qui s’en tient à ce XXe siècle, où il se félicite de vivre, qu’il dit aimer avec ferveur et colère. Poésie mais aussi « théâtre, prose, scénario ». Un Mémorial du peuple turc - mais vivant, avec toute l’énergie de ses métaphores surprenantes et de ses dialogues réalistes. Nedim Gürsel éclaire par ailleurs les influences populaires qu’on peut y déceler -dans une sorte de pratique du collage qui se rapproche de ce que tenta également Georges Seféris.
Nul doute que rien ici n’est laissé au hasard, les lettres témoignent d’un questionnement littéraire ininterrompu : réflexions sur l’avenir de la poésie, sur la différence entre « types » romanesques et individus, jugements sur Tolstoï -qu’il traduit- ou Dostoïevski, mais aussi Malraux, Giono. Et, en même temps, pages plus intimes sur le quotidien de la prison, la maladie, les difficultés matérielles, la douleur de la séparation surtout -d’avec les camarades, et d’avec sa première femme, Pirayé, puis Munevver- qu’il ne peut retrouver qu’assez rarement. Vient ensuite la dernière étape : une grève de la faim entreprise pour obtenir une amnistie, des interventions turques puis internationales, et la libération en 1950. Se sentant menacé, il devra pourtant à nouveau se séparer de sa femme, et de son fils nouveau-né, et subir l’exil. Il retrouvera alors le Moscou de sa jeunesse -et y mourra en 1963. Il faut lire, sur le dernier amour du poète et cette mort en exil, la courte nouvelle émouvante et juste qui clôt le recueil de Gürsel : Place Pouchkine.
C’est durant ces dernières années qu’il écrit La Vie est belle, mon vieux (édité naguère sous le titre Les Romantiques) : ici aussi, en une architecture à la fois savante et vivante, mêlant les retours en arrière, les monologues intérieurs, les descriptions de paysages ou de lieux urbains désolés, Hikmet retrouve ses camarades. Son héros, Ahmet, a connu comme lui l’URSS des années 20, a monté la garde auprès du corps de Lénine, est devenu communiste par amour pour son peuple et par foi en l’avenir. Caché dans une baraque des environs d’Izmir, mordu par un chien, il craint la rage et se remémore ses luttes, ses rencontres, ses amours. Dans cette prison solitaire, il résiste à la fièvre et à la folie par la force du souvenir, la croyance en une solidarité présente et future. Il se dit, comme Hikmet dans sa prison de Bursa : « J’ai des hôtes »- qui le maintiennent en vie et qu’il ressuscite. Tous chantent pour nous, obstinément : « Vivre seul et libre comme un arbre,/ et fraternellement comme une forêt,/ cette nostalgie est la notre. »

NÂzim Hikmet
La Vie est belle, mon vieux
184 pages, 7,50
Paysages humains
363 pages, 11,50
De l’espoir à vous faire
pleurer de rage

412 pages, 15
Traduits du turc par Munevver Andaç
Éditions Parangon
(16, rue Victor-Hugo 69002 Lyon)

1 Le Temps des cerises, 128 pages, 12

Hikmet ou l’ardeur Par Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°42 , janvier 2003.
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