L’Allemagne réunifiée, imaginée par Karen Duve pour les besoins de son roman, n’est pas un paradis. Le climat y est détestable, les habitants sont pervers, nymphomanes et complexés. Leon Ulbricht, un écrivain originaire de Hambourg, vient s’installer dans un village de l’ex-RDA. Il est son plus beau spécimen : « Il écrivait des nouvelles avec des hommes déçus qui lui ressemblaient -et aussi des poèmes qui ne rimaient pas et qui se vendaient mal ». Pétri de préjugés sur les anciens Allemands de l’Est, il vit dans un phantasme de virilité caricatural : « Un homme, c’était quelqu’un qui gagnait de l’argent, qui avait des enfants, savait réparer des voitures et pouvait ouvrir n’importe quel bocal de cornichons ». Leon Ulbricht cultive le grotesque et ses tours de reins à répétition n’arrangent guère le portrait brossé par l’auteur. Un gangster, qui lui a commandé une biographie, se charge de lui remettre les pieds sur terre.
Ces relations conflictuelles constituaient déjà le canevas d’un polar passionnant. Karen Duve en a enrichi la trame en donnant au roman une autre dimension : ses personnages moisissent dans une humidité permanente. Leon se bat contre la Nature, « mauvaise, indisciplinée et sale », qui mine son moral et cherche à l’absorber : « Elle voulait l’écraser et l’humilier ». Le marais et ses trous d’eau où il manque de s’enfoncer, la pluie qui l’empêche de s’occuper de son jardin et attaque les fondations de sa maison, les limaces qui viennent par milliers manger bruyamment la végétation de son parc, rien ne lui est épargné. Obstiné, Leon refuse l’évidence. Au lieu de partir, il fait front et se fâche avec tout le monde, principalement avec des truands qui ne plaisantent pas. Karen Duve en joue, dosant son suspense avec un humour grinçant. Ironique et cynique, l’écrivain manipule son personnage comme une marionnette. Karen Duve lui attribue une fonction bien au-dessus de ses moyens : Leon Ulbricht est une caricature de l’homme civilisé. Ébranlé par les assauts d’une nature primordiale, il perd ses faibles repères pour sombrer dans une régression infantile qui le conduit vers la mort, dans le pur style des Romantiques de pacotille. Incapable de retourner vers un état de nature qu’il imagine naïvement plein de force et de vigueur, il sombre avec toute sa vanité.
Déluge
Karen Duve
Traduit de l’allemand par P. Deshusses
Rivages - 207 pages, 8,40 €
Poches Humide dérive
mars 2003 | Le Matricule des Anges n°43
| par
Franck Mannoni
Un livre
Humide dérive
Par
Franck Mannoni
Le Matricule des Anges n°43
, mars 2003.