Choisir pour titre de chapitre des titres de tableaux, c’est planter la couleur et la lumière au cœur de la langue, c’est ouvrir des fenêtres sur des horizons désirables, c’est participer du mouvement qui tend à rompre l’inertie et à supprimer les frontières. Du Minotaure transpercé au Christ jaune en passant par Nu assis ou Tournesols, autrement dit convoquer Picasso, Van Gogh ou Gauguin, c’est vouloir rendre rayonnantes des forces qui ne le sont pas assez, c’est inviter à voir ce qui, par-delà le primitif et le primordial, est universel : le corps, l’amour, le désir de liberté et de bonheur.
Loin donc de l’orientalo-niaiserie et de tout catéchisme officiel, mais sur fond de cruauté et de brutalité du monde, Moncef Ben M’Rad met en scène une multitude de destins qui se croisent et se rencontrent, à commencer par ceux de Soliman et de Princesse, les deux héros qu’une succession de malheurs a condamné à l’errance et à la fuite. Parce que « se taire, c’est un peu mourir », chacun est donc amené à se raconter. Et une vie en appelant une autre, elles se succèdent, toutes plus étonnantes les unes que les autres : un astrophysicien devenu gardien de cimetière, un Hercule noir attendant depuis des années d’aller combattre Mohamed Ali, une jeune femme d’excellente famille musulmane ne rêvant que d’acrobaties, un marin livrant sa marchandise selon l’ordre alphabétique des ports… Autant de récits explorant la nuit des devenirs humains à la lumière d’incessants courts-circuits entre la vie et le rêve.
Mêlant la fable et les élans du lyrisme le plus raffiné aux réalités actuelles de l’intégrisme, de la répression policière et de la condition féminine, chaque chapitre scande les étapes d’un parcours initiatique, autant qu’il pose les bases d’un art de vivre et d’aimer passant par une réhabilitation du corps, et l’exaltation des sens. « Cultive les merveilles du parfum évanescent, les nuances de la couleur timide et les dangers du goût naissant ».
Hélas, ceux qui détiennent ce savoir -les poètes, les clowns, les funambules, les derviches tourneurs, les utopistes des cités de la République de Libertadis, ou les doux rêveurs qui affirment que « les amoureux fous sentent le coquelicot » - sont traqués, massacrés par des « flics fous » au service de fanatiques considérant la démocratie comme la pire des barbaries.
Somme des joies et des peines de ce monde, Les Lumières de Nejma est, à la manière des Mille et Une Nuits, un miroir du monde. Dans un pays où règne encore une conception bornée de la femme, des mœurs et des coutumes d’un autre âge, et où l’on semble craindre l’humour autant que l’amour, chacun est quasi condamné à vivre dédoublé. C’est Princesse « devenue deux : la sage et la folle, la timide et la dévergondée. C’est comme cela que les hommes nous veulent, honnêtes en apparence, diablesses dans les alcôves ». C’est cet autre, « libéral et tolérant quelquefois, conservateur et dominé par sa mère, souvent ». C’est celui qui, d’un côté est un notable, « mâle certifié conforme », et de l’autre un lecteur d’Omar El Khayam, de Rimbaud, de Nietzsche, de Néjib Mahfoud, d’Eluard… C’est encore « l’ami des artistes et des libertés » qui réserve « la caresse respectueuse pour la fiancée et le sexe pour les amantes ». Schizophrénie qui condamne la femme à vivre écartelée entre le désir d’oser et la peur d’être détruite pour avoir osé.
Face à ce constat, il s’agit d’exalter les forces de vie et de lumière, de promouvoir un changement de sensibilité (« Les muscles et la barbe, c’est parfois le Pôle Nord de la sensibilité et de l’intelligence »), de retrouver dans l’amour un art à cultiver plutôt qu’une chose à faire… Dans ce combat pour devenir le libre acteur de sa vie, pour sortir d’un temps dont on ne veut pas (« La pire des tortures, c’est d’entrer dans un temps dont tu ne veux pas et qui te fait peur ! (…) Le plus grand malheur de l’homme, c’est de subir ce temps-là, le temps dont on ne veut pas »), l’échec est malheureusement le lot le plus commun.
Mais ce roman rend justement justice et hommage aux victimes. En magnifiant la vie - « Dès que tu sens la mort, chante, danse et hurle la vie » -, en rappelant que le plus beau des jardins est encore une bibliothèque, que « les artistes et les rebelles peuvent donner la vie après leur mort », à l’image de Soliman, de tous ces porteurs de flambeau, qu’animent l’amour et la lumière de l’étoile -nejma en arabe.
Les Lumières de Nejma
Moncef Ben M’Rad
ID Livre
192 pages, 18 €
Domaine français Sang et coquelicots
juillet 2003 | Le Matricule des Anges n°45
| par
Richard Blin
Intellectuel tunisien, Moncef Ben M’Rad mêle les élans du lyrisme aux réalités de l’intégrisme dans un livre beau comme les « Mille et Une Nuits » des temps modernes.
Un livre
Sang et coquelicots
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°45
, juillet 2003.