Lorsqu’elle se soumet avec docilité à l’obtuse logique militaire, la hiérarchie des grades est un imbroglio passablement tortueux. Sa cohérence n’est accessible qu’à cette intelligence si particulière qui sévit dans les états-majors. « En remplacement de Spartakos qui avait disparu, Stamatis a promu sous-chef de l’expédition l’ex-sergent-chef Hectoras qui avait été également chef de la deuxième section dissoute… » L’itinéraire emprunté par cette expédition pathétique, commando suicide qui s’amoindrit au rythme chaotique d’une avancée meurtrière, obéit à cette même absurdité qui régit l’autorité. Après avoir quitté durant la nuit du 13 au 14 juillet 1949 la ville grecque de N., afin d’assurer clandestinement le transport d’une mystérieuse caisse en fer laminé jusqu’à la cité de K, la troupe s’est consumée dans une marche hachée, sans cesse retardée par les assauts ennemis, les détours et les défaillances -le soldat blessé est « cyanuré », par précaution- et surtout les ordres contradictoires d’un Commandement général indécis mais persévérant : « Si la caisse arrive à K, nous avons gagné la guerre. Sinon, nous avons perdu ».
Seul survivant de cette épopée burlesque, vécue dans une Grèce en proie aux affrontements fratricides d’une résistance communiste scindée entre dogmatiques et léninistes, le narrateur de La Caisse a été condamné à la détention préventive dès sa mission achevée. Durant près de deux mois, du vendredi 27 septembre au mercredi 15 novembre 1949, ignorant des griefs dont il est accusé, le reclus rédige dans sa cellule une déposition écrite, adressée à un anonyme « Camarade juge d’instruction ». Chaque jour, quatre copies d’examen, numérotées et tamponnées, lui sont transmises par son geôlier. Sur ces « rations de feuilles », dont il ignore la destinée (« J’en suis à me demander si vous prenez la peine de lire mes papiers »), il raconte les errements de cette invraisemblable « Opération Caisse ». Et la folie impitoyable qui gouverna l’équipée renaît peu à peu dans ces aveux spontanés, sans cesse rectifiés. « J’ai menti l’autre jour quand j’ai réfuté mon précédent mensonge et ce deuxième mensonge dans la réfutation du premier… » La fausse candeur de cette déclaration, qui hésite entre le plaidoyer sincère, le réquisitoire ironique et la mortification, guide cet épanchement sibyllin. Très vite, la narration des péripéties subies par le prisonnier, qui se dépeint jusqu’à la hantise en partisan zélé de la « fraction léniniste », se désagrège dans un récit contradictoire -une parfaite illustration de cette pensée de Paul Valéry : « Qui se confesse ment, et fuit le véritable vrai, lequel est nul, ou informe, et, en général, indistinct ».
Caisse de résonance de l’ambiguïté de la parole et des contradictions d’un homme, dont on ignorera toujours s’il est un formidable affabulateur ou un combattant loyal, La Caisse est l’unique roman d’Aris Alexandrou, poète et traducteur de Tolstoï, Dostoïevski, Faulkner et Voltaire. Paru en Grèce en 1974, ce récit amorcé à Athènes en 1966 fut achevé en France en 1972, où Aris Alexandrou s’était réfugié après le coup d’État des colonels d’avril 1967. « Allégorie de la condition humaine » selon son préfacier, l’écrivain Gilles Ortlieb, La Caisse allie la gravité d’une dénonciation des cécités idéologiques et la désinvolture d’une pantalonnade. Le style, abrupt, d’une cassante drôlerie, soutient l’unité de ce livre admirable dont les intonations rappellent les préoccupations de Franz Kafka ou d’Arthur Koestler.
Né à Petrograd en 1922, exilé en 1930 en Grèce avec sa famille -son père était grec, sa mère russe-, Aris Alexandrou fut adhérent du Parti communiste et incarcéré durant plusieurs années entre 1944 et 1958. Chef-d’œuvre narratif, réédité par Le Passeur après avoir été publié chez Gallimard en 1978, La Caisse possède la noire profondeur d’un cercueil où enterrer ses déceptions idéologiques et la clarté d’un berceau où préserver ses illusions politiques.
La Caisse
Aris Alexandrou
Traduit du grec par Colette Lust
Le Passeur
380 pages, 22 €
Domaine étranger À fonds perdus
juillet 2003 | Le Matricule des Anges n°45
| par
Pascal Paillardet
En pleine guerre civile grecque, des communistes assurent le transfert d’une énigmatique caisse. Ces sacrifiés s’enferment dans un labyrinthe sans issue, exploré par Aris Alexandrou.
Un livre
À fonds perdus
Par
Pascal Paillardet
Le Matricule des Anges n°45
, juillet 2003.