Ce roman d’Antoine Choplin tient beaucoup dans les instants suspendus, servis par une phrase délestée du superflu. Il nous entraîne dans les années de la Résistance à l’Allemagne nazie : un ennemi qui ne paraît que furtivement dans l’éclat des détonations, de la mort donnée et reçue. L’ordinaire des jours.
Le roman s’ouvre dans une nuit et se clôt dans une autre. Une rencontre, une séparation. Été 1940 : un homme conduit un camion sur une route poitevine. Plus tard on saura qu’il convoie des tableaux du Louvre, quelques-uns des chefs-d’œuvre qu’on veut soustraire à l’appétit de l’occupant. Dans le pinceau des phares une femme apparaît, de dos. Louis, le conducteur hésite un instant à s’arrêter (ses ordres le lui interdisent), juste le temps de laisser le cours des choses s’imposer à lui. Le récit progresse en suivant les à-coups de la conscience et le talent de l’auteur est de ciseler une phrase qui restitue ce mouvement, sans afféterie, presque sans maniérisme. « Il a freiné. Puis remet un coup d’accélérateur. (…) Et puis non. Se range un peu sur le côté, laisse le moteur en marche, attend la femme. Il vérifiera que tout va bien pour elle. Une question qu’il posera d’une voix enjouée, facile. (…) Des secondes, des minutes. L’embarras, la peur de susciter la peur, la tentation de repartir. » On saura en temps voulu que cette femme s’appelle Sarah, qu’elle est enceinte, en fuite, qu’elle n’est jamais entrée dans un musée, et que Louis est Conservateur et historien d’art.
L’art, les images, il en est souvent question dans ce récit, par ailleurs très visuel : le camion roulant dans la nuit semble sorti d’un film en noir et blanc de Clouzot ou Becker ; le premier repas champêtre de Louis et Sarah rappelle certains déjeuners sur l’herbe ; plus loin l’image bressonienne déclaration d’amour et offre de paternité de « la main de Louis posée sur le bras nu de Sarah, celui qui se prolonge jusqu’au ventre », ou encore une figure de la Pietà avec « le corps de Syracuse (un gamin de vingt ans tué dans une embuscade) couché à même les caisses de vin, avec la mère agenouillée, le front posé sur la poitrine de son fils ».
Le Radeau, quant à lui, c’est celui de la Méduse, le tableau de Géricault qui a trouvé refuge avec de nombreux autres dans un château du Lot. C’est là, parmi un groupe de partisans, que se sont installés Louis, Sarah et son petit Toine, né trois ans auparavant. Par une belle journée de 1943 on installe quelques toiles dans les jardins afin de les aérer : s’invente alors sous le soleil un musée comme on en rêve, sans lambris ni dorures. Face au Radeau, à la tragédie qu’il met en scène, le regard et la parole se libèrent, la métaphore file. Louis aide à voir ce qui n’est pas montré par l’artiste, Sarah invite chacun à dire son propre Radeau. Ainsi éclairé par l’œuvre d’art, le combat en cours prend un sens universel. Plus tard, un drap étendu sur un fil à linge servira de toile à Sarah. Un tableau qu’elle peindra avec ses mains enduites de boue, « des entrelacs de terre sur le tissu blanc », dont on ne saura rien.
Car Radeau est aussi le livre de la douleur impartageable. Celle qui se vit dans « l’étrangeté de cette connivence, de cette intimité complice avec ce qui arrive ». Lorsqu’ils surviennent, les événements eux-mêmes ne sont que des confirmations. Alors il reste à inventer une vie d’après la catastrophe, dans le froid d’une nuit de neige. Une autre toile, inattendue, s’offre avec cette « blancheur qui s’affirme partout ». Où viendra éclore « ce qui palpite encore ».
Radeau
Antoine Choplin
La Fosse aux ours
135 pages, 15 €
Domaine français Sur les flots noirs
septembre 2003 | Le Matricule des Anges n°46
| par
Jean Laurenti
Sous l’Occupation, un homme et une femme mènent un combat universel. Antoine Choplin livre un récit pudique et poignant.
Un livre
Sur les flots noirs
Par
Jean Laurenti
Le Matricule des Anges n°46
, septembre 2003.