La parution simultanée, chez deux éditeurs différents, de trois ouvrages de (et sur) Joseph Roth nous offre aujourd’hui une belle occasion de reconnaître en lui un modèle de résistance spirituelle : en nos temps de conformisme moral, ou, pis encore, de collaboration des intellectuels à la puissance du marché ou au politiquement correct, nous devons lire ses textes comme des témoignages de la lucidité salvatrice et souvent prémonitoire que le romancier retire de son travail de compréhension puis de recréation de la réalité.
C’est en effet pour ses romans que Joseph Roth fut redécouvert, à partir des années 80. Son célèbre diptyque (La Marche de Radetzky et La Crypte des capucins) nous offre une sorte d’anti-saga : le destin de la famille von Trotta accompagne, de génération en génération, comme en mineur, la décadence de l’Empire. Nous passons de la fugace gloire épique du soldat, au quotidien figé et vain du notable, jusqu’à l’épuisement et à la destruction, parallèle, des derniers héritiers, et de l’Autriche elle-même. Comme dans Les Buddenbrook de Mann, mais sans l’excuse du choix de l’esthétisme et du pessimisme schopenhaueriens, l’élan initial se perd à mesure que l’histoire s’emballe, les énergies s’essoufflent, l’horizon se ferme. Nombre de ses autres œuvres (Le Poids de la grâce et surtout La Légende du saint buveur) témoignent également de cette hantise de la déchéance.
C’est à la découverte du romancier mais également de l’homme et du journaliste reconnu et fêté, que nous entraîne, en un récit modeste et amical, Géza von Cziffra. Lui-même journaliste (et cinéaste et dramaturge), il rencontra Roth en 1924, à Berlin, dans un de ces cafés dont il évoque ici, avec une grande aisance, l’ambiance à la fois mythique et fantasque. Aux côtés de Roth apparaissent fugacement aussi bien Marcuse qu’Heinrich Mann, ou Stefan Zweig qui sera le plus constant soutien, et le passeur le plus fidèle, en France particulièrement, des œuvres de Roth. Les photographies qui accompagnent cette édition de qualité nous aident, elles aussi, à imaginer la malice perspicace, teintée d’inquiétude, de cette sorte d’elfe devenant, le temps et l’alcool aidant, un précoce petit vieillard rondouillard. Cziffra dépeint, avec une bienveillance amusée, ses nombreux mensonges (impossible de savoir en quoi consista exactement sa participation à la Première Guerre, et quel grade il obtint !), son fanatisme pour l’Empire défunt (il va espérer, jusqu’à l’Anschluss, convaincre Otto von Habsbourg de remonter sur le trône, et ira jusqu’à jouer, dans ce but, sans que l’on sache s’il est dupe de ses propres rêves, le conspirateur d’opérette !), ou encore son rapport ambigu au judaïsme (« tantôt c’est un catholique convaincu, qui se veut tel depuis sa naissance, tantôt c’est un juif combattant »). Des pages justes et émouvantes nous décrivent également comment sa première femme sombra lentement dans la schizophrénie et la paranoïa, pour mourir victime du programme...
Événement & Grand Fonds Joseph Roth, le veilleur
Romancier nostalgique mais sagace de l’Autriche-Hongrie des Habsbourg, l’auteur de La Marche de Radetzky sut aussi établir le diagnostic de l’apocalypse hitlérienne et donner l’alerte en vain.