On doit à Théodore Agrippa d’Aubigné, le poète aux pistolets, de n’avoir pas tout à fait perdu le fil de Bernard Bluet d’Arbères. Dans la Confession de Sancy, d’Aubigné souligna le « style bien fleuri du comte de Permission ». Bernard Bluet s’était en effet attribué le titre de Comte de Permission, une « permission » qu’il faut interpréter comme la liberté du bouffon de déroger à l’étiquette des courtisans. À son tour, Corneille le fameux auteur des meilleures pièces de Molière l’évoqua avant que, bien plus tard, Charles Nodier se souvienne de lui. Au XXe siècle, l’érudit Bertrand Guégan (1892-1943), animateur des éditions La Sirène mort en déportation, rendra au fada sa grandeur décoiffée en éditant un volume de ses écrits (La Renaissance du livre, 1924). Michel Foucault parlera encore de Bluet d’Arbères en étayant son discours sur la folie à l’âge classique : « on peut dire que le XVIe siècle et le début du XVIIe siècle ont été surplombés par le thème de la folie comme la fin du XIVe et le début du XVe l’avaient été par la hantise de la mort. À ce moment-là, la folie était un phénomène tellement institutionnel et reconnu que certains fous, et l’un d’entre eux en particulier qui s’appelait Bluet d’Arbères, ont publié leurs œuvres, ou plutôt des gens ont publié pour eux des textes tout à fait extraordinaires, absolument illisibles d’ailleurs, et qui servaient de distractions. » On contestera l’opinion de Foucault quant à la lisibilité de Bluet d’Arbères, mais il faut reconnaître qu’Angoulevent, le Prince des Sots et bouffon d’Henri IV a laissé des vers de meilleure allure qui, faut-il le dire, sont souvent apocryphes. L’avantage de ce grand délirant de Bluet reste l’authenticité de ses mots puisque, ne sachant « ny lire ny escrire, et n’y eût jamais apprins », un secrétaire notait ses propos.
Né en 1566 (il mourra quarante ans plus tard), le comte de Permission a laissé assez d’écrits autobiographiques pour que l’on retrace son parcours. « Premièrement, je suis natif d’Arbères, terre de Gex, auprès de Genève, issu de petite maison et pauvres gens de peu de capacité pour comparaître devant le monde. Ils étaient de la religion philistiane ; tout ce qu’ils m’ont appris, c’est mon Pater et le Credo en français. Mon village est composé en une baissière. Du côté du soleil couchant il y a de grands coteaux de montagnes où il n’y a que rochers et herbes de senteur ; du côté du levant, il n’y a que des marécages. Depuis l’âge de quatre ans je n’ai eu que du travail et point de repos. Le père de mon corps me fit le gardien de toutes les brebis du village. » Il fit nonobstant carrière à la cour où, bouffon qui s’ignore, naïf en diable, il devint la risée des nobliaux en mal de faire-valoir. C’est, dit-il, qu’il fut illuminé durant son enfance « Quand je serai grand, disait-il à ses camarades, vous me verrez suivre des princes, puis des rois, s’il plaît à Dieu et je porterai de leurs mêmes habits, satin et velours avec passements d’or. Ils ne faisaient que rire, mais mon dire s’est trouvé être véritable. » Et il fut effectivement pensionné comme domestique par le duc de Savoie.
Qu’il fut mégalomane ou bien complet bredin, il n’était pas dingue. Aussi peu désintéressé que possible, il avait fait de sa folie un gagne-pain. Monté à Paris, il s’installa sur le Pont-Neuf, cœur de la vie parisienne, et s’attacha ceux de qui il pouvait « recevoir ou apprendre quelque chose ». Un courtisan amateur en somme. Mystique comme tout, il commit de petits livrets qui attestent de sa fantaisie qu’il rassembla dans L’Intitulation et Recueil de toutes les œuvres avec dédidace à Henri IV (1600-1604). Ses propos étaient composés d’oraisons, de sentences et de prophéties, « le tout on ne peut plus amphigourique » nous indique la très sérieuse bibliographie, illustrés de gravures sur bois tout aussi étranges que le texte lui-même. Il n’existe aujourd’hui aucun volume complet de ses 180 livrets réputés existants. Ce journal de « folies imprimées » est un précieux témoignage de la langue orale d’un temps où l’on pouvait souhaiter s’arracher les yeux pour ne pas céder aux appâts féminins.
Néanmoins, l’un de ses livrets, Libéralités que j’ai reçues, le supplément au 61e fascicule, apporte de précieuses informations sur les revenus de Bluet d’Arbères. On y constate que M. de Créqui a offert au comte de Permission « quatre écus et demi en cinq fois », Jacques Le Roy « deux escus et une rame de papier », Mme d’Entragues une bague de grande valeur, M. de Beauvais-Nangy un bas de chausse de soie, etc. Quant au Vert-Galant, il lui apporta cent livres de gages, une chaîne d’or de cent écus, et, de plus, trois cent quarante écus en diverses fois. Tout le monde en convient, même Pierre de l’Estoile (Journal de Henri IV, 25 août 1603) : Bluet d’Arbères « étoit beaucoup moins fou qu’il ne vouloit le paroître. Il eut tout au moins le bon sens d’économiser les profits de son extravagance. Un beau jour, tout compte fait, en additionnant jusqu’aux plus menus objets (…) il se trouva qu’il n’avoit pas récolté moins de quatre mille écus. »
Charles Nodier remarquera dans le Bulletin du bibliophile (novembre 1835) que Corneille ne gagna pas tant avec le Cid, Horace et Cinna réunis. Le talent a-t-il jamais payé ?
Égarés, oubliés Dictée du bouffon
juin 2004 | Le Matricule des Anges n°54
| par
Éric Dussert
De modeste « extrace », Bernard Bluet d’Arbères aura tenu successivement les rôles de berger, de bouffon et d’illuminé. Il n’en a pas moins laissé des textes étonnants.
Un auteur
Dictée du bouffon
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°54
, juin 2004.