Sang impur est bien plus que le récit d’une enfance. Il impose d’emblée au lecteur de suivre le regard même de l’enfant. Le texte se charge dès les premières pages d’un grand dépouillement et d’une terrible fragilité, celle de la bougie que deux doigts suffisent à éteindre. L’enfant est une page blanche. Vierge face aux désastres, il n’accepte pas l’incompréhensible et s’y heurte chaque fois de plein fouet. Aucun compromis possible.
L’intensité du regard, voilà ce qui rapprocherait Hugo Hamilton du Louis Calaferte de Portrait de l’enfant ou, plus près de nous, du Dominique Fabre de Ma vie d’Edgar. C’est dire la relative rareté d’un tel texte. L’auteur réussit à se glisser avec aisance et sincérité dans ce qui fut sa propre peau de petit garçon, celle d’un être se construisant sur des ruines, né d’un père irlandais et d’une mère allemande dans l’Irlande des années 50 et 60. Dans son pays d’origine, la mère a connu l’horreur du nazisme. Elle semble trouver la force de panser ses plaies en diffusant auprès de ses enfants une infinie douceur. « Elle veut que tout soit expliqué calmement, qu’on s’asseye. » Le père défend bec et ongles son identité irlandaise contre les Britanniques, interdisant par exemple de parler anglais à la maison « Chez nous, c’est dangereux de chanter une chanson ou de dire ce qu’on a dans la tête. Il faut se méfier, sinon mon père risque de se lever ou de vous éteindre, comme la radio. », pitoyable puisque violent et constamment empêtré dans des expériences professionnelles entreprises pour l’avenir du pays qui échouent les unes après les autres.
Nous voilà embarqués dans la tête d’un narrateur en culottes courtes qui porte finalement un regard de moins en moins naïf sur le monde, à mesure que les pages défilent et que l’adolescence approche : « Il y a des choses qu’on hérite aussi de son père, pas juste le front, le sourire ou une jambe qui boite, mais d’autres trucs, comme la tristesse, la faim, les blessures. On peut hériter de souvenirs qu’on préférerait oublier. » La manière de Hugo Hamilton est toujours juste, puissamment poétique dans son approche de la sensation, proche aussi de l’émerveillement : « Ou peut-être qu’elle était partie depuis trop longtemps, elle a dit, et qu’elle s’était habituée à vivre au bord de la mer parce qu’elle s’attendait toujours à voir un verre d’eau bleu vif au bout de chaque rue. »
Si le prisme aiguisé de l’enfance permet d’appréhender la vie quotidienne de toute une famille, il rend aussi avec une grande netteté la réalité du combat nationaliste et de la Deuxième Guerre mondiale. La fiction permet en effet à l’écrivain de placer dans la bouche de l’enfant l’intégralité des faits rapportés. Il en va de même des souvenirs douloureux que la mère a ramenés d’Allemagne. Ils sont repris par le narrateur, filtrés par son cerveau, ce qui leur donne un poids bien plus grand. C’est l’enfant qui raconte l’enfance de sa propre mère, s’attardant parfois sur le regard triste ou perdu d’une femme en exil. Le lecteur avance dans le texte les yeux ouverts en grand. Il ne bénéficie d’aucun répit. Preuve que la littérature permet des miracles auxquels la réalité ne donne pas accès.
Avec Sang impur, Hugo Hamilton (né à Dublin en 1953), auteur d’une dizaine de volumes dont un seul était jusque-là traduit en français (Berlin sous la Baltique, Le Rocher, 1992), est parvenu à construire une œuvre à la portée universelle. On ne sera pas étonné d’apprendre que ce texte, paru l’année dernière en Irlande, est en cours de traduction dans un grand nombre de pays.
Sang impur
Hugo Hamilton
Traduit de l’anglais
(Irlande) par Katia Holmes
Phébus
288 pages, 19,50 €
Domaine étranger Les déracinés
septembre 2004 | Le Matricule des Anges n°56
| par
Benoît Broyart
Hugo Hamilton met en scène l’histoire d’une famille à deux cultures dans le Dublin des années 50-60. Un texte lumineux et sensible.
Un livre
Les déracinés
Par
Benoît Broyart
Le Matricule des Anges n°56
, septembre 2004.