Né en 1908 à Syracuse, mort en 1966, Elio Vittorini, bien qu’autodidacte, possède une belle carte de visite : il fut romancier, essayiste, traducteur de D. H. Lawrence, Powys, Faulkner, Hemingway, Saroyan, directeur de collection chez plusieurs éditeurs, premier rédacteur en chef de L’Unita, codirecteur de la revue littéraire Menabo avec Calvino, et il est tenu pour l’un des fondateurs du néo-réalisme littéraire italien. Ce fils de cheminot, qui allait devenir, après 1945, un ardent militant communiste, publia d’abord quelques articles dans La Stampa, offrit au public son premier livre en 1931 (un recueil de nouvelles), mais ce fut en 1941 qu’il connut la célébrité avec Conversation en Sicile.
Cette manière de récit parut par fragments entre 1937 et 1938 dans une revue florentine qui ne tirait qu’à quelques centaines d’exemplaires, mais comme il ne fallait pas d’autorisation pour publier les livres ayant préalablement paru en revue, ce tirage très modeste lui permit néanmoins d’échapper à la censure fasciste. En 1942, l’organe officiel du Vatican dénonça Conversation en Sicile comme livre immoral et antirationnel, mais le volume en était déjà à sa troisième réédition.
Alors que Silvestro se trouve dans « la non-espérance », rongé par des « fureurs abstraites », manifestement abattu par la perte du genre humain, une lettre lui apprend que son père vient de quitter sa mère pour une autre femme, et que ce dernier l’encourage à lui rendre visite plutôt que de lui adresser sa carte postale annuelle. Et c’est précisément en partant poster cette carte à la gare qu’il tombe sur une annonce promotionnelle qui va le propulser vers sa mère, le jetant presque malgré lui dans un train qui l’emmène vers Syracuse et la Sicile de son enfance.
Pendant toute la durée de ce premier voyage (le récit en comporte quatre, qui valent autant de dérives), il reste obsédé par l’abstraction des foules massacrées (s’il est question de la guerre, ce n’est jamais qu’en filigrane). C’est dans ce train qui l’entraîne vers le détroit de Messine que cette Conversation en Sicile commence, avec des ouvriers rentrant laborieusement au pays. Ponctués comme chez Duras de « dit-il », les premiers échanges restent sans grand intérêt même si, dans ces quelques paroles, le lecteur sent la douleur de vivre qui encombre les voix aussi bien que les mots. Cinquante pages plus loin, après être arrivé à Syracuse et avoir décidé de prolonger son périple, il débarque à l’improviste chez sa mère, après quinze ans d’absence. Ils échangent aussitôt des souvenirs, évoquent les repas du passé (les harengs grillés, les fèves aux cardons, les lentilles à l’oignon, les escargots bouillis, et les melons que la mère dissimulait dans le poulailler), avant d’évoquer la figure paternelle. La discussion s’anime enfin, dérape soudain pour aborder, avec une indiscrétion qui surprend, la vie extraconjugale de la mère. On voit alors un fils poser de drôles de questions à sa mère, et celle-ci répondre de déroutantes banalités.
S’étant persuadée qu’elle ne doit rien attendre de son mari, elle a pris sa vie en main : devenue infirmière, elle administre désormais des piqûres aux Siciliens souffrant de phtisie ou de malaria. Elle propose à Silvestro de l’accompagner dans sa tournée quotidienne. À chaque nouveau malade, c’est la même scène qui se répète, ce sont exactement les mêmes propos que le fils et la mère trouvent à partager (heureusement pour le lecteur, d’une maison à une autre, la mère trouve malgré tout à se contredire). Sans doute lassé par la misère des maisons de malades, il poursuit seul son errance dans le village. Il y rencontre un rémouleur, un drapier, en compagnie desquels il entame un nouveau vagabondage, qui se perd dans une soirée de grand vin et d’abondants bavardages. Lorsqu’il prend congé de sa mère, il aperçoit son père pleurant un de ses fils morts à la guerre.
Cette conversation en Sicile, qui se trouve étirée sur trois jours et trois nuits, est faite de plusieurs échanges. Dans chacune de ces conversations, il est surtout question de la misère, de la pauvreté, de la difficulté à exister dans ce monde en guerre (même si les mots « guerre » et « fascisme » ne viennent jamais sous la plume de Vittorini), voire plus simplement de la difficulté à être quelqu’un quelque part (qu’il s’agisse de la Sicile ou du reste du monde). Si l’on souffre, ce n’est pas tant à cause de malheurs personnels (la faim, la maladie, la rudesse de la vie) que de « la douleur du monde offensé », la douleur universelle du genre humain.
L’écriture d’Elio Vittorini n’a rien d’apprêté ; ses phrases se montrent souvent rudimentaires : « nous arrivâmes à une porte et nous frappâmes. La porte s’ouvrit », comme si, en temps de guerre, l’écrivain devait s’interdire toute ornementation. Mais cette écriture aime quand même à traîner, ressasser, s’enrouler autour de motifs obsédants, comme ces souliers qui prennent l’eau dans les premières pages. C’est donc par un subtil mélange de légèreté et de pesanteur que Vittorini parvient à condamner sans jamais dénoncer qui que ce soit, dans un réquisitoire où le coupable n’a pas de nom. Ce qui le rend d’une formidable actualité.
Conversation
en Sicile
Elio Vittorini
Traduit de l’italien
par Michel Arnaud
Gallimard/L’Imaginaire
210 pages, 8,5 €
Intemporels Le pouvoir de la parole
septembre 2004 | Le Matricule des Anges n°56
| par
Didier Garcia
De retour en Sicile, un homme parle à qui veut l’entendre de la douleur de ce monde. Elio Vittorini face au Mal.
Un auteur
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Le pouvoir de la parole
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°56
, septembre 2004.