Gilles Ortlieb, le veilleur fraternel
Dans sa façon de répondre aux questions, Gilles Ortlieb met une énergie considérable à tenter de s’effacer. Le « on » ou le « tu » viennent remplacer le « je » définitivement exilé de la discussion. Pour parler de ses propres textes, le lexique se fait volontiers péjoratif et ce sont « choses » ou « trucs » qui viennent masquer ce que l’écriture suppose de travail, de style et d’éthique. Un verre de Cardhu à la main, l’écrivain se prête toutefois à un exercice qui l’embarrasse, laissant ses phrases se poursuivre par des mouvements des mains et des bras qu’il faut tenter de déchiffrer. C’est le voyeur pris au piège d’être vu à son tour…
Gilles Ortlieb, dans tout ce que vous avez écrit, existe-t-il une part de fiction ?
De la fiction pure non. Il y a un substrat autobiographique automatique. Ce sont des choses qui me sont arrivées que j’écris. Ensuite, tout est dans la façon de les mettre en place. Les phrases rapportées, les objets vus, décrits, les moments dans les hôtels, ce sont des choses qui se sont produites. J’ai une espèce de daltonisme de l’imagination. Je ne bâtis aucune construction à partir de l’imagination pure. S’il n’y a pas une base de véracité, ça ne marche pas.
Dans Sept Petites Études, vous citez Henri Thomas pour évoquer sa démarche d’écriture : « Composer avec les détails plus ou moins exacts un ensemble qui ne l’est pas du tout, une histoire inconnue, un portrait sans modèle… » Pour obtenir une image vraie d’un moment, n’inventez-vous jamais de détails faux ?
Non, tout tient dans l’agencement. Les détails ne sont pas faux, mais ils peuvent être déplacés. On peut décrire quelque part une expérience qui, en fait, s’est déroulée ailleurs. Mais l’expérience, au fond, ne change pas de valeur d’un endroit à l’autre.
Le matériau initial de mes livres, ce sont vraiment des carnets que j’ai dans la poche. Des trucs qu’on note au moment où ça arrive, qu’on laisse dormir un certain nombre de mois et qu’on exhume, qu’on met en ordre.
Pour Carnets de ronde, par exemple, j’avais noté le récit de la femme du train qui parle de son mari mort d’insolation et dit : « il a bonne mine maintenant ». J’y ai joint le proverbe grec : « la langue n’a pas d’os, mais elle peut briser des os » qui flottait ailleurs tout seul. Je rattache ces deux notes parce qu’elles s’appuient l’une sur l’autre. J’aurais des centaines d’exemples de choses notées, on ne sait pas trop par quel mouvement obscur, et qui se justifient mutuellement quand tu les mets côte à côte. C’est ce que j’appelle le travail d’agencement.
C’est finalement assez proche d’une technique artistique, du patchwork au ready-made non ?
À ceci près qu’on ne sait pas ce qui te fait écrire ou noter telle ou telle chose. Je pense que c’est un peu le même mouvement à chaque fois, donc il y a une logique interne. Ce qui explique que les notes, quand elles finissent par se rencontrer, peuvent s’agripper mutuellement. Alors que...