Il est difficile d’affirmer quelque chose de catégorique sur Un privé à Babylone, l’une des rééditions entreprises aujourd’hui par 10/18. On sait en gros inscrire l’auteur dans une mouvance : notoriété lancée par les hippies, certaines accointances avec la Beat Generation, des ouvrages inclassables publiés aux U.S.A. entre 1964 et 1982 Brautigan se bornait à parler à leur sujet de « writings », terme qui peut suggérer l’indétermination du genre. Ici, c’est semble-t-il le polar exténué : pas d’intrigue ou si peu, si peu tendue, pas de héros ou si peu, si peu présent. Crade, narrateur rêveur, s’embarque régulièrement pour Babylone : là, en 596 avant JC, secondé par la somptueuse Nana-Dirat, il devient le privé le plus célèbre de la ville ; mais de retour à San Francisco en 1942, il n’est plus qu’un détective inoccupé, que sa secrétaire a abandonné (« tu embrasses mal », voilà pourquoi) et qui survit en vendant des photos « artistiques » aux touristes. Il ne boit même pas ! Une figure parodique des durs-à-cuire, alors ? Mais l’entreprise de démystification n’est pas tant marquée. Il y manque peut-être un peu d’agressivité ou de trivialité, quelque rigueur dans l’inversion des codes. Car Crade finit par s’atteler à une curieuse mission voler un cadavre à la morgue, d’où émane un charme doucement romanesque : il y a les commanditaires réduits à un détail métonymique « une femme riche qui pompait la bière à tout-va et un chauffeur avec un cou gros comme un troupeau de buffles », des noirs « très, très noirs » comme autant d’à-plats de BD, des dialogues déplacés aux cocasseries tarantinesques, des retours à la ligne paresseux où circule un peu d’air et de rêverie :
« J’ai trouvé mon copain de la morgue au fond, dans la salle d’autopsie, en train de contempler les seins morts d’un cadavre de dame allongé sur une table (…).
Il était complètement absorbé dans la contemplation de ses nichons.
Elle était belle, mais elle était morte. »
La langue de Brautigan, promenée dans les méandres d’une drôle de vie intérieure, est elle-même difficile à cerner : on la jurerait souvent d’une insigne pauvreté, elle égare parfois dans des zig-zags poétiques et ludiques. Ces sourires n’empêchent pas qu’un air de tristesse l’emporte : rien de tonitruant, rien qui s’accorde avec les détails biographiques connus (le délire, l’alcool, le suicide), mais une couleur automnale, vaguement désespérée. La mort a d’ailleurs le dernier mot assourdi du récit, le narrateur finissant par se retrouver, au terme de péripéties saugrenues et comme par hasard, devant la tombe de son père : « Je suis resté là devant sa sépulture à me dire que je regrettais d’avoir jeté une balle de caoutchouc rouge dans la rue à l’âge de quatre ans alors que j’étais en train de jouer avec lui un dimanche après-midi de 1918 et qu’il ait couru après, pour aller se flanquer dans l’avant d’une voiture et aller se coller à la calandre. » Cet accident absurde a quelque air de parenté avec l’épisode central des Mémoires sauvées du vent, où un adolescent tue malencontreusement son ami d’un coup de carabine. On s’est souvent interrogé sur la part de vérité contenue dans cet épisode : cela projette encore une ombre curieuse sur le Privé.
Un privé à Babylone
Richard Brautigan
Traduit de l’américain
par Marc Chénetier
10/18
244 pages, 6,90 €
Poches Sinueuse Babylone
novembre 2004 | Le Matricule des Anges n°58
| par
Gilles Magniont
Retour dans une cité rêvée par Richard Brautigan, et où passent de nombreux courants d’air.
Un livre
Sinueuse Babylone
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°58
, novembre 2004.