L’enseigne est belle. Les Buveurs de bière en orange sur un horizon bleu nuit, invite à entrer. On sait déjà que le comptoir aura imprimé en lui comme plomb sur la page la patine des habitudes, le poli de l’usage. Les bars qu’on va y découvrir ont accroché des lambeaux de nuit en guise de guirlandes. Déjà, l’an dernier, Jacques Josse nous avait entraînés dans une furtive balade brestoise (De passage à Brest, éditions La Digitale) : avec lui nous poussions des portes derrière lesquelles se tenaient, accoudées au comptoir, les ombres d’écrivains disparus : de Mac Orlan à Kerouac, la tournée des grands-ducs se faisait dans de petits estaminets déposés en bout de terre.
Aujourd’hui, il remet sa tournée, sur une côte bretonne qui court de Prague à Talcahuano. C’est que les bars ont la faculté de gommer les frontières surtout lorsqu’ils hébergent en leur havre des marins sans amarres.
Josse, toujours, évoque quelques plumitifs amateurs de houblon : Bohumil Hrabal, « l’élégant palabreur des brasseries tchèques », Bukowski qui « conduit sa V.W. jaune d’une seule main et porte, de l’autre, une bouteille de triste Bud à ses lèvres » ou Yves Martin « ventre au comptoir ». Mais l’écrivain étend la confrérie à ces sans-grade qu’il a côtoyés et qui ont laissé pour l’un juste une photo encadrée sous verre dans le bistrot que sa fille a repris, pour d’autres des stèles à flanc de falaise. « Je m’apprête à trinquer à distance avec ces descendeurs de haute lignée, ces mangeurs de pommes de terre et de joues de morues, effleurés au creux des ruelles ou accrochés, par hasard, dans une des nombreuses stations qui jalonnent leurs chemins de libations, au cœur des rondes, des bacchanales, des dithyrambes, dans d’étroites arrière-boutiques, dans la pénombre piquetée d’éclats des bouis-bouis, havres, tavernes, rades, pubs, cantines, estaminets et coupe-gorge où l’huis clos supplante toujours les foirades… » Silhouettes arrachées à la mort, parfois avec difficulté, comme pour Georges, habitué du bar dont l’ancien propriétaire a sombré en Mauritanie : « Familier des lieux, il déblaie un tas de feuilles mortes en lui avec l’idée de débusquer, planqués dessous, les contours d’un visage jadis croisé de ce côté-ci du monde. »
On croise le camion de Popeye, qui trimballe trop vite des centaines de bouteilles sur les routes sinueuses de la côte, Jimmy qui soliloque devant son verre, s’en va discuter avec le renard empaillé du bistrot et dont les paroles sont « portées par un vent léger qui souffle en cadence dans son crâne… » Tous ne sont pas morts, mais ils ne vivent plus de ce côté-ci de la vie : ils ont embarqué sur le rafiot de la fable, de la légende, de la mythomanie et de l’ailleurs. Ce sont des buveurs d’histoires qui marient les noms des ports à ceux des bières comme autant de trophées rapportés des vies qu’ils n’ont pas vécues.
Là-dessus la phrase de Josse tangue un peu, elle contourne ses portraits pour leur laisser un peu de cette obscurité qui signe la pudeur, elle soulève des morceaux entiers de nuit qu’elle étale et lisse, sur le papier. En onze étapes, il fait le tour du cadran des heures ouvrables. Il en resterait bien une douzième, mais l’écrivain quitte le zinc avant la fermeture et laisse seuls les « désoiffés », les éconduits, tituber sous le vent mauvais. Rentré chez lui, sous la lampe, il peut alors composer ses mythologies minuscules qui lui vaudront, espérons-le, l’abrogation de quelques ardoises.
Les Buveurs
de bière
Jacques Josse
La Digitale
(la.digitale@wanadoo.fr)
68 pages, 9 €
Domaine français Aux morts de soif
juillet 2005 | Le Matricule des Anges n°65
| par
Thierry Guichard
Éclusant les bars de sa Bretagne, épaule contre épaule avec leurs fantômes, Jacques Josse signe l’hymne nocturne des buveurs de bière.
Un livre
Aux morts de soif
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°65
, juillet 2005.