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Domaine étranger Maudits élus

février 2006 | Le Matricule des Anges n°70 | par Thierry Cecille

En un diptyque riche d’échos, qui nous mène des bûchers de l’Inquisition portugaise à la Vienne gauchiste des années 70, Robert Menasse nous offre un double roman d’apprentissage, encyclopédique et passionnant.

Chassés de l’enfer

Héritages et malédictions, obsessions du sang, destins des nations et poids des trajectoires individuelles : chacun de nous, dès sa naissance, se confronte à la mémoire et s’inscrit dans l’histoire d’une famille, d’une lignée, d’un peuple, de l’humanité déchirée. Le destin juif, en cela, n’est que la métaphore grossie, souvent tragique, d’un sort commun. Si les deux héros (ou bien est-ce le même, à deux étapes différentes du temps ?) de Robert Menasse sont Juifs et doivent, pour cette raison, affronter le mépris et la haine, et passer maîtres dans l’art du travestissement, du reniement, du silence et de la fuite, cette double trajectoire pose en fait la question de la conquête de l’individualité : comment devenir soi-même, avec ce passé inscrit en nous malgré nous ?
Manoel Rodrigues a huit ans en 1612 : avant de découvrir tragiquement, par l’arrestation de son père, qu’il appartient à une famille de marranes, nouveaux chrétiens, juifs convertis de force mais pratiquant en secret, il se livre à la chasse aux Juifs. C’est que la camaraderie enfantine se plaît aux alliances secrètes, aux défis et aux soupçons : lui et ses camarades décident d’enquêter autour d’eux, espions entêtés et pénétrants, pour découvrir le moindre signe de judaïsme, des indices révélant le respect du shabbat, une légère défaillance dans la manière de se signer, ou une circoncision dissimulée derrière une fragile braguette… « Avant de devenir rabbin il était antisémite » : au terme d’aventures multiples, les unes picaresques, d’autres d’ordre plus spirituel, il deviendra en effet Samuel Manasseh ben Israël, écrivain célèbre, théologien reconnu, rubi de la synagogue d’Amsterdam, enseignant l’hébreu et repérant parmi ses élèves la flamme différente un peu semblable à celle qui fut la sienne ? de l’adolescent Baruch Spinoza. Viktor Abravanel, lui, est confié par des parents que leur propre existence déborde aux bons soins d’un internat catholique où il fait l’épreuve de l’humiliation et de la solitude. Le jour où il injurie et se bat contre quelque Feldstein, son père le frappe ; « Sale Juif ! lui avait dit son père pour finir. Note-le bien : il n’y a qu’une sorte de gens auxquels on peut dire « sale Juif » : à savoir les Juifs qui disent « sale Juif » à des Juifs ! C’est alors seulement qu’il avait compris qu’il s’était rossé lui-même. » C’est peut-être parce qu’il est confronté au silence de son père, ayant fui en Angleterre en 1938, et de ses grands-parents paternels, qui ont réussi à survivre dans l’Autriche hitlérienne, qu’il décidera de devenir historien, l’Histoire étant en fait, dira-t-il, l’étude « des conditions qui ont modelé notre propre vie ». Il se lancera dans des recherches sur la dénazification puis, s’intéressant aux Abravanel de la Renaissance, rencontrera en chemin le destin de ben Israël. Vingt-cinq ans après son bac, au cours d’un dîner d’anciens élèves et d’anciens professeurs, il accusera ces derniers d’avoir collaboré avec le nazisme, citant, avant que d’être interrompu par des cris scandalisés, leurs numéros de membres de la NSDAP.
Ce résumé, s’il veut donner au lecteur peut-être un peu inquiet quelques repères que l’œuvre sait disperser avec science au long de la narration, ne laisse rien deviner, en revanche, de la maîtrise confondante et des exceptionnelles ressources du romancier rendues avec aisance et précision par le travail remarquable des traducteurs. De nombreuses scènes s’inscrivent dans notre mémoire : l’enterrement inaugural d’un chat crucifié, procession solennelle qui lancera est-ce un hasard ? la persécution de l’Inquisition récemment arrivée dans le village, l’autodafé qui a lieu à Lisbonne le jour même de la naissance de Manoel, avec la « sélection » qui épargne ceux que leurs coreligionnaires, à travers toute l’Europe, sont parvenus à acheter au très catholique roi espagnol, et l’odeur écœurante des corps qui brûlent, les pantomimes grotesques des mendiants et saltimbanques pouilleux, les luttes argumentatives entre Samuel et Aboab, qui lui ravira le poste tant convoité de grand rabbin, les descriptions de cette Amsterdam de la Leçon d’anatomie de Rembrandt et des navires venant des quatre coins du monde, terre de liberté pour les Juifs en fuite ou encore la circoncision ratée de Manasseh, qui lui vaudra le sobriquet sans doute également symbolique de « double queue » ! Les dialogues entre Viktor et Hildegund qu’il aima et qui ne se laissa approcher que furtivement, que désormais l’âge mûr rend à la fois plus disponible et moins désirable rythment cette construction en diptyque, permettent les allers et retours temporels ou les ellipses, et cernent les contours d’une Autriche de la modernité, confrontée à l’oubli ou aux exigences de la mémoire, où s’agite en des tentatives gauchistes et féministes, entre Marx et Reich, ce groupe d’étudiant(e)s auquel Viktor tente désespérément d’appartenir.
Tout au long de notre lecture, ce personnage complexe nous fascine ou nous émeut : entre fragilité et cynisme, il tente d’échapper à la toile d’araignée du passé « Rien n’avait été logique, les parents avaient été malmenés par l’Histoire, mais l’enfant seulement par les parents » et lutte contre le souvenir, « cette plume de paon dans la gorge. À vomir ! »

Chassés de l’enfer
Robert Menasse
Traduit de l’allemand
par Marianne Rocher-Jacquin
et Danielle Roche
Verdier
442 pages, 28,50

Maudits élus Par Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°70 , février 2006.
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