John Berger, un pèlerin au combat
Un lit, une table, deux chaises, quelques piles de livres. La chambre, aménagée à l’étage de cette ancienne ferme, semble échappée d’une toile de Van Gogh. C’est dans cette « salle à coucher » que John Berger nous reçoit. L’homme est à la hauteur de sa réputation : attentif, hospitalier, sensible, généreux. Plutôt rétif dans un premier temps à l’idée d’accorder un entretien basé sur un rapport « journalistique », il souhaite que celui-ci déborde du cadre, qu’il soit l’occasion d’un véritable échange. Même s’il en a vu d’autres, l’exercice ne lui est pas tout à fait aisé. Il lui faut d’abord réfléchir en anglais, sa langue natale. (Ses phrases sont ponctuées par de nombreux I mean). Et puis Berger n’est pas du genre à répondre au jugé. Il marque de longues pauses, recherche les mots justes, renonce parfois au dernier moment à se jeter à l’eau, comme s’il avait peur justement de dénaturer son propos. Avant qu’une image soudain ne jaillisse.
D’ici là, votre nouveau livre, convoque quelques-uns de ceux qui vous ont aidé à vous construire, tant sur le plan artistique que sur le plan humain. Vous dites d’ailleurs qu’un nombre de vies incalculable pénètre la nôtre. Plus qu’un livre de souvenirs ou qu’une autobiographie, on a l’impression qu’il s’agit d’un livre sur la mémoire mémoire des lieux, des visages, des sensations.
Ce livre est né dans d’étranges circonstances. Je séjournais à Lisbonne lorsque j’ai ressenti de manière très forte la présence de ma mère, morte quinze ans plus tôt. Quand on commence un livre, il est rare que l’on sache de quoi il retourne. On est, sinon dans le noir, du moins dans le crépuscule. Ici, je sentais que tout le livre se jouait dans le dialogue qui s’était instauré avec ma mère, dans ce moment où elle me demandait de les traiter, eux, les morts, avec courtoisie. Il me fallait juste veiller à ne pas transformer ce requiem en une vulgaire autobiographie.
Genre dont vous semblez vous méfier en permanence. Pourquoi cette réticence ?
Tout simplement parce qu’il n’est pas dans ma nature. Je préférerais qu’on puisse y lire l’autobiographie de n’importe quel lecteur ou lectrice, une autobiographie ouverte à toutes les vies.
Après vous avoir écouté faire le récit de votre rencontre avec votre mère à Lisbonne, votre fille Katya vous conseille de commencer votre visite de « courtoisie » avec Borges. Serions-nous plongés dans une fiction borgesienne ?
J’ai une grande admiration pour Borges que je considère comme un poète majeur. Néanmoins, je ne crois pas qu’on puisse établir de comparaison. Chez Borges, tout est avant tout affaire d’érudition. Ses histoires semblent directement issues des bibliothèques qu’il fréquentait. Les miennes sont dirons-nous plus vernaculaires.
Lors de ce dialogue avec votre mère, vous lui dites que chacun de vos livres parle d’elle, au sens où les livres sont avant tout une affaire de langage et que pour vous, le langage est...