C’est autour de l’œuvre de Paul Valéry (1871-1945) que Jean Prévost (1901-1944) a fait ses classes, lui consacrant articles et comptes rendus de lecture, dont la plupart parurent à la N.R.F. ou dans la revue d’Adrienne Monnier, Le Navire d’argent. En 1926, le jeune Prévost avait en outre publié une plaquette intitulée La Pensée de Paul Valéry. Manifestement, il n’entendait pas s’en tenir à cela, puisqu’il envisageait de « reclasser par sujets toutes les pensées de Valéry » (c’est peu ou prou le principe de l’édition contestée de la Pléiade), puis d’écrire un livre qui en fît la synthèse. C’est sans doute en prévision d’un tel travail qu’il entreprit d’annoter une édition de luxe des Rhumbs, fragments de réflexion que Valéry avait réunis en 1926. Un livre miraculé, sauvé de l’autodafé auquel les Allemands l’avaient promis (alors que Jean Prévost paya de sa vie ses activités de Résistant).
Ce présent volume s’est voulu aussi exhaustif que possible : s’y trouvent colligés les articles de Prévost sur Valéry, la correspondance échangée entre les deux hommes après leur rencontre de 1925 (soit une dizaine de lettres, d’un intérêt très relatif), et un appareil critique bien nourri. Mais l’essentiel reste bien sûr cet exemplaire des Rhumbs, enrichi des notes de Prévost à vrai dire ni simples notes ni commentaires, mais plutôt des contacts, points de rencontre entre les deux écrivains, le plus jeune s’installant dans le texte de son aîné. En belle page et en gros caractères figurent les Rhumbs (tels qu’on peut aujourd’hui les lire dans Tel quel), et en page de gauche les réactions marginales de Prévost. Malgré le soin apporté à la mise en page (notamment par un judicieux système d’inserts), la navigation d’un texte à l’autre s’avère parfois moins aisée qu’on ne l’aimerait.
Le plus souvent, les réactions de Prévost ressemblent assez à des dérives, comme si la prose de Valéry l’autorisait à écrire ; prenant appui sur le mot « idées », il ajoute ce qu’il convient sans doute de prendre pour un souvenir : « Duel d’idées, au régiment : la ligne de mire est une ligne réelle, disait le caporal ; une ligne imaginaire, dit le sergent. Ils en réfèrent au lieutenant, et l’idée pragmatiste est méprisée ». Mais elles constituent aussi des extensions de la pensée de Valéry, à laquelle Prévost semblait vouloir donner comme une légitimité personnelle. On sent enfin une volonté de ne pas s’enfermer dans ces Rhumbs et de mettre ces fragments en relation avec l’œuvre : « Il y a un art d’employer les mots en accordant tous leurs sens qui rend au langage moderne toute la saveur originale. Exemple séduire ou Charmes dans la langue de Valéry ».
On pouvait craindre le panégyrique ou l’exercice d’admiration ; il n’en est rien. Prévost est loin d’épouser la pensée de celui qu’il tient pourtant pour son maître, notamment quand ce dernier se demande s’il existe une critique littéraire possible, qui saurait tout ce qui s’est tramé derrière chaque mot que l’écrivain a employé. Qu’il y ait accord ou désaccord, Prévost y fait toujours montre d’une solide culture classique (il est capable de vous citer du Auguste Comte de mémoire), et témoigne de son aisance à naviguer dans l’œuvre de Valéry : « Trois modèles pour Valéry. Racine et Mallarmé, sourdes et pures mélodies et parfois le son plus cristallin et plus frais des alexandrins de La Fontaine ».
Ces Marginalia ne sont bien sûr que le premier état d’une étude que la mort vint interrompre. Dans sa nudité, et comme tout travail préparatoire, il présente une certaine aridité : ce qui se donne à lire, ce n’est guère que de la pensée appliquée à une autre pensée. Mais on tient là le témoignage d’une lecture dans ce qu’elle a de plus vivant, capable par réaction de produire de l’écriture.
Marginalia
Rhumbs et autres
Jean Prévost/
Paul Valéry
Éditions Léo Scheer
448 pages, 25 €
Histoire littéraire Entre les lignes
avril 2006 | Le Matricule des Anges n°72
| par
Didier Garcia
Jean Prévost aimait à lire Paul Valéry le crayon à la main : en témoignent ces notes abandonnées dans les marges d’un exemplaire de « Rhumbs ».
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Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°72
, avril 2006.