Samuel Beckett ? Hormis son visage ciselé et sa solitude légendaire, point de détails sur le romancier et dramaturge irlandais, Prix Nobel de littérature en 1969, qui avait choisi la France et le français pour écrire une œuvre prodigieusement singulière devenue un classique. Et de celui qui aurait eu 100 ans le 13 avril 2006, on ne savait finalement pas grand-chose. Seule la force d’une amitié, pudique et généreuse, pouvait combler ces lacunes. Et tordre le cou à la légende. Présence discrète et attentive aux côtés de son mari Avigdor Arikha, le peintre et ami fidèle de « Sam », Anne Atik a eu la chance de fréquenter et d’écouter celui qui dès la première rencontre lui parut « habité par ce que l’on appelait autrefois le divino adflatus, le souffle divin ». Et parce que « l’inoubliable devenait l’irrécouvrable », la poétesse américaine s’est résolue à prendre des notes et à archiver les souvenirs sur l’ami – conversations, saynètes, confidences, postures, gestes, tons, mimiques. Dans ce récit sensible, des instants de vie défilent. Dîners à la maison ou au restaurant, à la Closerie des Lilas ou à la Coupole, aux Iles Marquises ou Chez Françoise, « virées » nocturnes au Falstaff ou au Rosebud, jeux d’échecs ou de billard, cuites mémorables au whisky ou au champagne…, les trois amis sortent beaucoup et déambulent sur le boulevard du Montparnasse en se récitant des poèmes. Noctambule invétéré, Beckett n’a pourtant jamais l’air de perdre sa lucidité. Ni sa faculté d’écoute, si prégnante qu’elle en arrive à mettre mal à l’aise ses interlocuteurs. Encore moins sa disposition à déceler la détresse d’autrui dans les moindres sous-entendus. C’est d’ailleurs un Beckett extrêmement magnanime qu’Anne Atik ressuscite : il incarnait, écrit-elle, « cette bonté que l’on trouve dans les archétypes créés par le génie de Dickens, tels Samuel Pickwick ou Joe Gargery ».
Atik décrit aussi la passion de Beckett pour le langage, son expérience des mots, rare par son degré d’exigence et son sens de la précision. À ce propos, une anecdote qu’il aimait à raconter : Joyce (qu’il vénère) à Crevel qui voulait lui présenter le second manifeste du surréalisme : « Pouvez-vous justifier chaque mot ? » ajoutant aussitôt que lui, pouvait « justifier chaque syllabe »… Qu’elle soit littéraire ou picturale (l’idée de mettre en scène une « bouche » qui soliloque dans Pas moi lui viendrait de sa fascination pour La Décollation de saint Jean-Baptiste du Caravage), son intelligence extraordinairement érudite s’assortit d’une mémoire pour le moins « stupéfiante ». Ce lecteur « omnivore » qui connaît par cœur des poèmes de Yeats, Shakespeare, Milton, Johnson, Villon, Trakl, Heine, Hölderlin se paie en plus le luxe de les citer dans leur langue d’origine : Apollinaire en français, Neruda en espagnol, Dante en italien, Goethe en allemand… Pour ce polyglotte chevronné, quoi alors de plus naturel que d’apprendre le portugais pour lire Pessoa !
Dans ces moments de poésie partagée, l’émotion qui l’étreint (« Beckett était un poète jusque dans la moindre de ses fibres et de ses cellules (…) ») est toute physique, ce qui semble intrinsèquement lié chez lui à son amour pour la musique. D’ailleurs, nulle soirée qui ne commence ni se termine par du Chopin, du Haydn ou du Schubert. Et Bach ? Non merci pas pour lui. Peut-être parce que « l’architectonique (de ce compositeur) et sa résolution émergent d’une certitude au sujet du temps (…) de sa foi dans l’éternité (…) », peu conciliables avec sa vision du monde, explique la narratrice.
De même, s’agissant de Mahler ou de Wagner, le mélomane leur préfère largement Webern pour sa concision, car « l’économie, dit-il, c’est la grâce ». Un principe fondateur chez un écrivain qui pense que « toute écriture est un péché contre l’échec de la parole » et dont l’œuvre, de Molloy à Oh ! les beaux jours, se propose de trouver la forme qui convienne à cet échec, à cette perte. Toujours à propos de la musique, Atik nous révèle que si Sam demandait à ses acteurs de « mettre leur jeu entre parenthèses et de transmettre à la place la charpente de la phrase, la cadence et la musicalité des mots eux-mêmes (…) », il n’avait pourtant que faire de ces préceptes de neutralité dans le ton et de blancheur dans la voix, quand lui-même en privé scandait des vers. Ainsi de celui, viatique de toute une vie, qu’il avait l’habitude de « moduler » et de « chantonner » – la réplique d’Edgar dans Le Roi Lear : « Ce n’est pas encore le pire, tant que l’on peut dire : « Ceci est le pire » ».
Dans cet art du portrait, la narratrice a surtout la délicatesse de retranscrire les moments plus sombres, sa manière bien à lui de se retrancher, le regard se figeant subitement dans un silence grave et « effrayant » qu’il était « délicat de briser (…). Ç’aurait été pire que d’interrompre un aveu ». Comment expliquer finalement « qu’il rend(ait) le monde considérablement différent ? » s’inquiète Anne Atik au moment d’évoquer la mort de son ami en 1989. Elle le fait pourtant avec élégance et bonheur.
Sophie Deltin
* Les Éditions de Minuit publient Mercier et Camier de Samuel Beckett dans leur collection de poche « Double » (212 pages, 7,50 €)
Poches Beckett, passionnément
mai 2006 | Le Matricule des Anges n°73
| par
Sophie Deltin
Un témoignage étonnant d’Anne Atik sur celui que l’on a toujours eu coutume de tenir pour un ascète nihiliste cultivant l’art du silence et le sentiment de déréliction.
Un livre
Beckett, passionnément
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°73
, mai 2006.