En ces temps déraisonnables d’inflation éditoriale où la muse, trop bonne fille, se laisse souvent taquiner par des plumes plus clinquantes et enjôleuses que réellement affûtées et maniées avec art, le titre du nouveau livre de Georges Picard peut apparaître comme une provocation. Alors quoi, après avoir fait l’éloge de la folie ou de l’ivresse et joyeusement fustigé quelques tares, postures et travers du monde contemporain, il aurait commis un manifeste du faites-le vous-même, sur l’air de la littérature à la portée de tous ? Il suffit de feuilleter les premières pages pour voir que c’est bien le Georges Picard que l’on aime qui officie ici. Avec ce regard grave et amusé qu’il promène de livre en livre sur ses semblables et sur lui-même. L’écriture dont il est question n’est pas nécessairement celle qui se donne pour littéraire et aspire à la publication comme une fin en soi, mais le geste salutaire, régulier disons une hygiène de l’esprit par quoi l’être tend vers la clarification : « pour savoir de quoi sa propre pensée est réellement capable, l’épreuve de l’écriture me paraît cruciale. Peut-être publie-t-on trop, mais il n’est pas sûr que l’on écrive suffisamment. Tout le monde devrait écrire pour soi dans la concentration et la solitude (…). » Une nécessité intérieure qui n’a rien à voir avec une quelconque justification sociale : « Combien d’écrivains resteraient-ils fidèles à la littérature si elle ne leur rapportait ni argent ni notoriété », ou mieux, « s’ils n’avaient aucune chance d’être publiés ? » Répondre à cette question c’est se donner la possibilité de distinguer « écrivain social » et « écrivain vital ».
On retrouve dans le propos de Georges Picard cette manière qu’on lui connaît, fluide et élégante mais sans afféterie, avec ce quelque chose d’un peu intemporel qui confère au texte une tonalité à la fois paisible et incisive. Un texte qui vous prend par la main pour une promenade par des sentiers buissonniers au long du cours ondoyant de la pensée de l’auteur. Si on a eu l’occasion de parler à son propos d’une filiation avec le caustique La Bruyère, Tout le monde devrait écrire semble façonné sous d’autres patronages. Celui de Montaigne, par exemple : « En écrivant, je ne cherche pas à m’étonner, encore moins à surprendre les lecteurs, j’essaie simplement d’animer les zones mal connues de ma sensibilité, d’ébranler le train de ma pensée dont le mouvement ordinairement chaotique et vague est sommé de prendre rythme et forme en se fixant. »
La question abordée est à ce point constitutive de la vie de son auteur que le livre qui tient de la réflexion sur l’acte même d’écrire autant que du témoignage d’une expérience a plus ouvertement que d’autres une coloration personnelle. L’auteur dit sa reconnaissance aux livres qui l’ont formé (par ce qu’il nomme « la rencontre secrète des esprits »), et notamment à ceux qui l’ont amené à trouver dans l’écriture une manière d’être plus présent au monde et à soi-même. Un soi-même toujours « en mouvement », qui se déplace à mesure qu’on croit le rejoindre et le tenir par la pensée. La sienne, l’auteur la qualifie de « fragile », c’est-à-dire dénuée de la fermeté et d’une rigueur qui lui permettraient de se développer indépendamment du contact avec celle des autres. Fragilité, malléabilité vécues comme une force, celle du roseau ou encore celle que le sabre taoïste puise dans la souplesse de sa lame.
Comme pour ses livres précédents, Georges Picard déploie sa réflexion en une série de variations dont les titres revêtent parfois la forme d’un aphorisme (« Toute esthétique repose d’abord sur le tempérament »), celle d’un programme aux contours insolites (« De la concentration à sa douce délitescence rêveuse ») ou ouvertement offensifs (« Le carnaval social « ; » résister par l’écriture ») qui annoncent quelques coups d’estoc bien sentis dans le conformisme et le bavardage ambiants. Toute la palette de Picard est bien là, augmentée cette fois d’une touche plus intime : dans l’étroitesse de la chambre de bonne envahie de livres où vivait son père à qui il rendait visite le dimanche, il s’est initié, dès l’enfance, à la grande littérature. L’auteur dit joliment le passage, pour l’aspirant écrivain, d’un encombrant désir d’imitation des glorieux ancêtres à la dissolution de ces influences « dans les interstices intimes de notre personnalité au point de n’être presque plus démêlables ». Pour que puisse émerger par l’écriture la possibilité d’une voix propre. Quoi d’autre, ici encore, que le chemin vers un soi sans cesse en devenir ?
Tout le monde devrait écrire de Georges Picard, José Corti, 152 pages, 15 €
Domaine français Pas d’écrit vain
novembre 2006 | Le Matricule des Anges n°78
| par
Jean Laurenti
Un livre
Pas d’écrit vain
Par
Jean Laurenti
Le Matricule des Anges n°78
, novembre 2006.