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Domaine français Muséographie du mal

septembre 2007 | Le Matricule des Anges n°86 | par Jérôme Goude

Un vieillard, ex-soldat allemand engagé sur le front russe, confesse crimes et châtiments. « Dans la gueule de la baleine guerre », premier roman du Suisse Jean-François Haas, prend la mesure du règne de Caïn.

Dans la gueule de la baleine guerre

Le 22 juin 1941, Hitler viole le pacte de non-agression Molotov-Ribbentrop. À l’aube de la lutte du fascisme contre le communisme, plus de 3 millions de soldats allemands sont mobilisés. Animé par la haine du Slave autant que par la haine du Juif, le Führer entend mener une guerre d’annihilation. Du 22 juin au 19 août 1944, l’opération Bagration va nettoyer le sol soviétique de toute présence militaire allemande. Comme la plupart des recrues issues de la Hitlerjugend, Friedrich Emmanuel, Joseph et Franz, trois des protagonistes de Dans la gueule de la baleine guerre, sont à la fois les agents et les pantins de ce qui demeure l’une des plus grandes déroutes de la Wehrmacht. À la manière des témoignages de Sébastien Haffner (Histoire d’un Allemand) et d’Horst Krüger (Un bon Allemand), Jean-François Haas compose là une fiction éprouvante dans laquelle la trame narrative adopte le point de vue du camp belliciste.
Vieil homme impotent « à qui la beauté de la terre ne parvient plus à dissimuler en dessus l’os des mâchoires qu’elle va refermer sur lui », Joseph emploie le peu de temps qui lui reste à noircir les pages d’un cahier cartonné. Un aide-soignant de l’hospice dans lequel il séjourne lui propose son concours informatique. Exhorté par ce dactylographe inespéré, Joseph s’affaire à circonscrire l’horreur dont il a été et le suppôt et la victime. En dépit des conseils de son père, survivant de la Grande Guerre, Joseph adhère aux discours du « petit moustachu ». Au terme d’un repli studieux chez un bibliothécaire, après que ses « frères glorieux pas encore tués au combat ni morts de froid eurent vu leurs blonds aryens assauts s’envaser dans la tourbe », il rejoint le front russe…
Au cours de la débâcle de l’été 44, Joseph et quelques « êtres abrutis désâmés » commettent l’irréparable : le viol d’une jeune russe de 16 ans qu’une mère suppliante cachait. Ce même été, Friedrich Emmanuel, « que son amour de l’art aurait dû rendre invincible », est « déchiqueté par un Stuka ». Ne subsiste de ce compagnon d’armes qu’une « bande molletière » recelant un paquet de petites reproductions de tableaux de Dürer, Raphaël, Bosch, etc. Enfermés dans un wagon-prison, puis dans un goulag, Joseph et Franz s’obstineront à sublimer l’insupportable de l’anéantissement et de la faim en se réfugiant dans l’imaginaire d’une fiction sombrement humaniste.
Dans la gueule de la baleine guerre se complique en effet de digressions savantes et subtiles qui renforcent la mise en abyme initiale. L’histoire personnelle de Joseph intègre les fragments d’une fabulation orale dont la source d’inspiration n’est autre que la copie d’une page d’un document imprimé en 1525. Cette dernière relate la découverte d’un être amnésique, tapi dans un fourré, qui, échappant à l’inquisition populaire, est recueilli par deux religieux. Baptisé Grégoire Gremberg, ce jeune homme devient l’élève d’un imprimeur et, suite à des insurrections, disparaît. Par fidélité à la mémoire de Friedrich Emmanuel, Joseph retrace le fil d’une divagation littéraire émaillée de références aux peintres de la Renaissance.
De toutes les œuvres citées, une retient davantage l’attention : La Pie sur le gibet de Bruegel l’Ancien. La charge symbolique de cette toile représentant des villageois dansant à proximité d’un gibet flanqué d’une pie sardonique pèse sur l’ensemble du roman. Au moyen d’un phrasé syncopé, quasi reptilien, que percent çà et là quelques hydres néologiques, Jean-François Haas instille, dans le récit de Joseph, le rire métallique de la mort : « Toute la vérité, c’est : Tu as dit Oui…Et l’histoire de notre siècle retentit de ce Oui comme d’un glas…Oui, le soldat de la Wehrmacht transformé en agent des SS, (…), Oui, le Turc génocidant l’Arménien, Oui, l’Irakien gazant le Kurde, Oui le Serbe, Oui le Bosniaque, Oui le Croate, Oui le Kosovar dans leur entreboucherie… Oui… Oui… Ô siècle de Caïn-Roi… »
Au gré des correspondances qui, de siècle en siècle, s’établissent, il n’est d’autre constat pour Joseph que celui d’un « monde bâti sur la mort du frère, sur la mort de l’autre… » Que promettre alors à un petit-fils dont le père est l’un des rejetons impavides de la « méritocratie » ? L’enfer concentrationnaire n’est-il pas la « répétition générale grossière vulgaire barbare monstrueusement sanguinairement grandguignolesque de l’enfer économique qui est en train de se mettre en place » ? Première œuvre exigeante, tant sur le fond que sur la forme, Dans la gueule de la baleine guerre cerne l’homme dans son rapport à l’autre et à la mort. C’est un texte âpre mais courageux qui, à travers la scénographie violente d’une langue très imagée, oblige le lecteur à se frotter à l’irrémédiable versatilité du mal. En outre, Jean-François Haas invite à reconsidérer les notions éthiques de responsabilité et de pardon, par-delà bien et mal. Ce parce que le « grand absent des misères de l’homme, ce n’est pas Dieu, c’est l’homme… (…) C’est l’homme qui se tait sur l’enfer où il ne cesse de jeter son prochain… »
Alors que d’aucuns revendiquent le droit à la non-repentance, que d’autres discutent le bien-fondé des Bienveillantes de Jonathan Littell, Jean-François Haas rappelle, sans aménité, qu’ « il faut que le mal nous interroge sur celui que nous sommes. »

Dans la gueule
de la baleine guerre

Jean-François Haas
Seuil
375 pages, 21

Muséographie du mal Par Jérôme Goude
Le Matricule des Anges n°86 , septembre 2007.
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