Parce qu’ils refusent la sédentarité, comme le narrateur qui ayant perdu sa maison natale « cherche une manière d’habiter en ce monde », les premiers personnages de Camps volants ont choisi une vie de cirque itinérant. Certains sont même les descendants de « membres de la troupe des bannis, au quinzième siècle, qui courent, libres et vagabonds, sans métier ni famille, les sept forêts d’Ardenne et la campagne du Liégeois (…) ; les lie le pacte de ne dormir oncques sous un toit. » Ce n’est pas un bien grand cirque que nous présente Xavier Bazot (qui s’y connaît) mais ce sont, tels Harlow, Fortunio ou l’incroyable Marceau, des gens hauts en couleur. Confrontés à la perte de leur remise, ils doivent envisager d’aller donner des cours de cirque dans le Nord : « La société nous rétribue à condition que nous n’exercions pas notre art, s’insurge Harlow, mais qu’elle puisse user de nous comme d’une huile dont elle mouille ses rouages de plus en plus grippés. Pour sauver une apparence d’humanité dans un système carcéral que le monde entier nous envie, demain elle nous préposera à l’animation des prisons. » Vision dont le narrateur ne veut pas vérifier l’exactitude : il laisse la troupe monter vers le Nord et s’engage, quant à lui, dans une autre errance. La liberté avant tout.
Il rencontre d’autres nomades modernes, en dresse des portraits tout aussi saisissants. Ici, c’est un camp gitan où les gendarmes pensent trouver des preuves de recels. Deux circuits 24 découverts, c’est pour les pandores la preuve qu’ils ont vu juste, car « pourquoi deux ? » Fanny s’enflamme : « Mais j’ai des jumeaux, tenez les voilà en face de vous, onze et onze ans, peut-être eux aussi ils venon d’un stock, les circuits c’était leur surprise pour Noël ! » Après rire, on reste étonné de ce français bricolé car jusqu’alors tous les personnages parlaient comme personne. Imparfait du subjonctif, longues séquences balancées au rythme d’étourdissantes virgules. Un glissement, ici, se produit et nous entrons dans une forme plus réaliste attachée à décrire ces gens du voyage. Les paysages traversés se mettent en harmonie : réseau autoroutier, no man’s land, voie désaffectée. Sur tout cela, et sur les visages qu’on croise, Xavier Bazot déverse une langue d’une étonnante élasticité. Ses phrases se remontent comme les traces d’un crime par un détective. Il arrive parfois qu’un verbe précède de beaucoup le sujet auquel il se rattache, échappé solitaire orné d’une majuscule. Le lecteur file vite dans la méandre des virgules, trouve enfin qui fait quoi et le sens lui revient à la vitesse grand V comme si l’élastique de la phrase lui délivrait un message express. Ou, autre manière, l’action nous est décrite en des termes inusités, qu’on comprend cependant et qui ouvrent dans nos clichés une autre manière de voir le monde. Exemple : « À l’ombre d’un saule un médecin, désarmé malgré son auguste barbe rectangulaire, touche le front d’un enfant que la fièvre emporte, à son chevet le visage de sa mère s’abîme dans les pleurs, ses cheveux relevés en chignon découvrent une nuque longue et fragile ; caressent mes doigts le mont que sous la peau diaphane dessine, entre les omoplates, la colonne vertébrale. »
C’est miracle alors, que de cette langue si peu naturelle, naît une humanité immédiatement proche. C’est comme si la lecture sinueuse et déstabilisante, nous dévêtait de nos habitudes, pour projeter à notre esprit un réel camouflé, mis à la marge, déplacé dans ces territoires sans identité où l’on aimerait maintenir, comme lépreux autrefois, ceux qui ne veulent ni maison ni toit.
C’est un nouveau tour de force que réussit Xavier Bazot, dont chaque livre, depuis Tableau de la passion (P.O.L, 1990), signale une voix aussi singulière, un talent rare qui, à l’image du narrateur, ne verse jamais dans le compromis.
Camps volants
Xavier Bazot
Champ Vallon
154 pages, 15 €
Domaine français Sur la route
mars 2008 | Le Matricule des Anges n°91
| par
Thierry Guichard
S’attachant à suivre les gens du voyage, « Camps volants » dévoile au fil de longues phrases étourdissantes, une humanité éprise de liberté. Malgré tout.
Un livre
Sur la route
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°91
, mars 2008.