Âmes timides et culs serrés, abstenez-vous, Ongle du verbe incarné n’est pas pour vous. C’est le livre d’un diable d’homme, d’un moqueur à l’ironie triomphante, d’un gourmet de mots à l’appétit négateur et au sourire sarcastique. Il s’appelle Pierre Lafargue, il est né à Bordeaux, en 1967, a déjà consacré deux hommages à Monsieur de Saint Simon, et a publié récemment Sermon sur les imbéciles et Pour détacher un homme de sa peau (Verticales). C’est un acrobate du verbe dont la morale à rebrousse-poil est servie par un esprit particulièrement caustique. Il écrit une langue savoureusement érudite et précieuse, portée par un véritable plaisir d’écrire. Un plaisir à partager d’entrée comme nous y invite la phrase liminaire. « Celui qui boudera ici son plaisir sera réputé mal inspiré, il ne sera reçu nulle part, parmi tout ce qui déplaît aux femmes son nom brillera d’un éclat fatal. Les mouchoirs que le vent des adieux agite dans l’air saturé de regrets ne bougeront pas pour lui dans le grand parc ni sur le seuil des robes ».
Nous voilà prévenus. « La beauté d’un discours n’a rien à envier à celle d’une femme ». Texte spectaculairement désinhibé donc, « partition exaspérante » d’un polyphoniste donnant concert. « Aucune voix ne m’est étrangère et la mienne, faite de toutes plus une, présente des caractéristiques si astonishantes que certains vont chercher dans l’asthme le recours contre tant d’air frais. (…) Et si vous avez les oreilles mal faites et l’entendement nul je n’envisage pas de m’accorder à si pauvres carcasses. »
Car celui qui parle ici, d’aussi royale façon, est un roi sans sujet aux prises avec les élans d’une âme que rien ne peut satisfaire. « Le plus malheureux est bien de tous celui qui ne peut pas créer de toutes pièces un peuple destiné à recevoir le bâton qu’on ne saurait rendre à ces contondants-là qui nous le donnent. » Un homme en révolte contre tout ce qui voudrait nous courber souverainement. Alors, il fait front, s’insurge contre la laideur qui « où que l’on pose nos regards, semble une injonction à la combattre comme une douleur très grande, cependant beaucoup la voient comme une reine dont il faut consolider la traîne, qui s’y emploient sur-le-champ comme ont toujours fait les vaincus pressés de voler au secours de la victoire. » Contre « la tourbe paris-plagée » ou les « diserts sans grammaire », ou encore les « déontologues remâcheurs de chapeaux ». Fustigeant ceux qui imaginent que le bonheur se cache « dans tous les coffres dont on n’a pas la clef », et décidé à rompre avec les tabous les plus révérés, notre homme s’intéresse à tout ce qu’il est de bon ton de ne pas questionner. Renversant les perspectives, usant de l’inversion et de l’auto-parodie, Pierre Lafargue secoue les jougs des schémas orthodoxes, pourfend les ordres de la loi idéologique comme ceux du désir, s’amuse, pour tout dire, de tout ce qui fait scandale. « Il y a des choses qui ne se peuvent admettre en France. Il y a des gestes qui doivent être faits, ne serait-ce que pour avoir le plaisir de sentir l’air qui vibre après cela d’une certaine belle manière autour de soi. »
Une écriture passionnelle exhibant ce qui la fait si fortement exister : la rhétorique - « mon éloquence connaît chaque pièce de la maison rhétorique… » -, cette ossature qui commande la phrase, la déploie, et permet tous les replis. Une écriture nourrie de lectures, élaborée à partir d’un travail sur d’autres écritures, et développant un art du parler comme, qui joue de l’implicite et du paradoxe, du pastiche et de la dérision. « Que sont mes amis devenus que j’avais de si près tondus et tant saqués ? Je crois qu’ils sont un peu fâchés. Le vent m’emporte de chacun de leurs pas de porte de sorte que je me meurs de frais ».
C’est fait avec un humour et une assurance désarmante, un goût certain pour les fastes du baroque et pour le dynamisme du mouvement sonore. Il y a là un souci amoureux de la langue, de ce qui la fait vivre et respirer. Qu’il s’agisse de réactions d’humeur, de noires considérations sur la destinée humaine ou les choix amoureux - « Le choix, quand il s’impose, se fait toujours entre deux égoïsmes dont certains veulent favoriser par délicatesse celui qui s’éloigne le plus de leur intérêt. Cela est admirable, j’en conviens d’autant mieux que j’ai moi-même cédé plus d’une fois à ce noble mouvement dont je n’ai pas fini de payer l’ahurissante facture » -, on oscille constamment entre ce qui est dit et ce qui en est l’envers invisible ou indicible. « Attention : quand je dis que je dis des bêtises, il faut l’entendre comme la phrase de quelqu’un assez honteux de la justesse irritante de ses vues pour vouloir soudain s’alléger du poids de cette vérité qu’il inflige comme malgré lui ». Un art de dire au pouvoir de suggestion incontestable, qui, associé à un style que déporte de singulières sinuosités, crée d’indéniables effets d’incongruité. « Atala dans l’Amérique, en terre tombé, fait de quelqu’une aller l’eau de l’œil. Je ne condamne pas celle qu’un chapeau n’empêche pas d’être en cheveux. »
Un livre porté par une sorte d’exaltation qui en fait un ouvrage dangereusement intelligent, et donc à mettre entre toutes les mains, et plus particulièrement celles des stratèges, amoureux ou autres géopoliticiens qui trouveront là un beau jeu ou un beau piège tant l’un ne va pas sans l’autre.
Ongle du verbe
incarné
Pierre Lafargue
Verticales
88 pages, 10,50 €
Domaine français L’écriture comme morale
avril 2008 | Le Matricule des Anges n°92
| par
Richard Blin
Comment épingler la bêtise sans se déclarer intelligent ? se demandait Roland Barthes. C’est ce défi, sous forme de célébration de la littérature, que relève avec ironie le nouveau livre de Pierre Lafargue.
Un livre
L’écriture comme morale
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°92
, avril 2008.