Sans doute Gert Neumann, né en Prusse orientale en 1942, n’a-t-il jamais eu la notoriété d’une Christa Wolf. Et pour cause, exclu en 1969 du parti communiste de RDA, ainsi que de l’Institut littéraire Johannes R. Becher où il étudiait à Leipzig, celui qui assuma alors de rester en RDA pour y travailler comme ouvrier, a très vite choisi la voie du silence, du retrait, face à une violence d’État qu’il préféra affronter de façon toujours plus souterraine, à l’intérieur même de la langue courante - cette langue d’État, dont il fit l’objet de son premier livre « Die Schuld der Worte » (« La culpabilité des paroles »), paru seulement en 1979 en Allemagne de l’Ouest et présenté aujourd’hui dans ce recueil sous le titre Description d’un échec.
L’affrontement avec le langage, placé sous le signe de la fuite permanente du sens, constitue en effet le cœur des réflexions de l’écrivain, harassé par les efforts permanents qu’il déploie pour atteindre « le tréfonds de la question de la vérité ». C’est que dans la tradition allemande qui de Jakob Böhme, Hamann, Hölderlin à Hofmannsthal, voit l’homme chercher à déchiffrer « la langue des choses », pure et muette autour de lui, le langage tel que le reçoit Neumann est sans garantie aucune. « On dirait qu’une autre substance se trouve dans l’espace où se forment les mots, qu’elle est silencieuse, contrairement aux mots qui se forment sans cesse, mais qu’elle projette, par son existence même, une ombre sur les mots qui émergent, et qui reçoivent dès lors, sans intention particulière, et peut-être seulement pour celui dont les oreilles identifient cette thématique au cliquetis des paroles, une signification dérivée de leur signification initiale, si bien qu’au bout du compte, celui qui parle commence sérieusement à se méfier, et se paralyse… » (« Du Bowling »). « [P]aralysée » ou « chancelante », la langue, cet étrange amas de paroles inertes, se trouve de surcroît, dans le contexte de l’État socialiste est-allemand, totalement aliénée au mode d’interprétation dominant qui prétend être parvenu de façon irrévocable à « la maîtrise de la réalité ». Une réalité fabriquée de toutes pièces, s’insurge l’auteur, dont le seul « mode de défense », des pseudo-phrases aux significations balisées et parfaitement rodées, « apparaissent toujours comme autant de déclarations triviales sur les choses » et sonnent comme une trahison de la pensée. De ce jeu de dupes ne reste précisément que la « fumée de nos pensées qui tournent sans cesse autour d’un même axe (…), l’axe formé par l’effroi indicible que nous percevons dans tous les regards, ce noir, ce noir, qui s’appelle la honte » (« Fumée »).
Honte, échec, peur, Neumann n’a pas d’images assez sombres pour décrire aussi la culpabilité qui l’assaille, et le destine, lui et tous ceux que chaque mot engage comme une décision et qui ont « décidé d’agir pour empêcher la destruction totale de la possibilité de vérité » (« Pastorale »), à être « abattus » - comme des bêtes. La figure tutélaire de Kafka plane effectivement sur cette Description d’un échec (ne serait-ce que dans l’inoubliable texte « Les Châteaux forts ») dont on ne sait d’ailleurs jamais très bien comment qualifier la nature exacte des récits : « noirs monologues », fictions, poèmes en prose ou paraboles métaphysiques ? Menacés par l’échec et l’impasse, ils mettent en scène le mouvement même de la pensée, l’effort de qui ne cesse de fuir, d’errer, de chuter, de s’enfoncer dans un sol dangereusement mou. « [C]omment pourrions-nous sortir comme ça du langage, pour aller où, où… » : ainsi s’énonce le blême désarroi de l’écrivain qui s’autorise parfois des formules dont la netteté définitive fait penser au genre d’aphorismes tels que les affectionne le même Kafka : « Je suis une araignée de nuit, celle que l’on retrouve au matin dans la cuvette en porcelaine du lavabo : épuisée et coupable au pied d’invincibles parois blanches et lisses » (« Chant »)…
De cet insoluble combat pour trouver une issue, exténuant à force de désespérance, l’écriture de Neumann s’échine à décrire les affres et les « infinies fatigues ». Le lecteur lui non plus ne devra pas ménager sa peine pour réussir à franchir les murailles de ses phrases, véritable terrier syntaxique si complexe dans ses galeries sinueuses et alambiquées, infernales dans leur façon quasi obsessionnelle de ressasser indéfiniment une critique à la faveur de laquelle les mots ne font figure au mieux que de « résignations ». Rien de plus poignant au final que cette intensité dans le sentiment de tristesse dominant sans relâche et de bout en bout une prose qui se cogne comme à son propre front, contre de longues parenthèses spéculatives, et se reprend sans cesse dans un implacable et douloureux élan - mais lequel ? Celui de la poésie certes (ou du théâtre) qui pourrait faire émerger une nouvelle combinaison entre les mots et les phrases - un espace nouveau à des paroles « auquel nous pourrions donner le nom de langue ». Mais dans un monde où cette perspective de « sauvetage » reste entière à conquérir, c’est autant le mutisme, la tentation du silence pur et simple, qui chez Gert Neumann, appelle comme une invitation au combat.
Description d’un échec
Gert Neumann
Traduit de l’allemand par Lambert Barthélémy
Lignes, 192 pages, 19 €
Zoom Objecteur de langage
juin 2008 | Le Matricule des Anges n°94
| par
Sophie Deltin
La traduction inédite de Gert Neumann donne à connaître en France la prose ardue, particulièrement sombre d’un dissident discret mais non moins radical de l’ex-RDA.
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Objecteur de langage
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°94
, juin 2008.