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Essais Le fond des choses

juin 2008 | Le Matricule des Anges n°94 | par Richard Blin

Entre le « tout est art » et le « il n’y a plus d’art », le regard rétrospectif de Jean Clair. Approche du mystère de la vérité du visible.

Autoportrait au visage absent : Ecrits sur l’art, 1981-2007

Il a la conviction contagieuse, une façon de rendre parfaitement intelligible ce qui le touche, le trouble et forme la substance même d’une œuvre, qui fait que lire les Écrits sur l’art de Jean Clair, a quelque chose d’aussi incitatif que stimulant pour l’esprit. Une trentaine de textes - des préférences, des souvenirs d’intensité ou des études plus approfondies (sur Bonnard et Giacometti) - pour témoigner de passions, d’une fidélité de l’œil, et d’une continuité spirituelle « faite d’attirances, de magnétismes, d’échanges ». De Klimt à Kiefer, en passant par Spilliaert et Morandi, Martini et Music, Bacon et Freud, Mason et Hockney, Alechinsky et Szafran, ce qui le passionne, c’est tout ce dont l’art nous parle par le truchement de l’invisible - une peinture, une sculpture ou une photographie, n’étant que l’étoile visible d’une constellation invisible.
Avec Jean Clair, ancien directeur du musée Picasso, le regard se fait tactile, il goûte, il hume, il entend, il voit en profondeur, se remémore, s’étonne. Subjectivité, parti pris, mais quête surtout du fond des choses, du dessein interne de l’œuvre, de ce qui en elle - née de main d’homme - nous parle de nous. À commencer par le dualisme du sexe et du visage, qui a remplacé celui de l’âme et du corps.
Pourquoi est-il devenu si difficile de représenter un visage et de peindre un nu ? C’est à cette question - dont les réponses sont d’ordre esthétique, scientifique, politique et éthique - que s’attache Jean Clair, depuis « la chose génitale » chez Klimt et Picasso jusqu’aux Apocalypses avec ou sans figure. En quatre parties couvrant un peu plus de quatre générations - de la fin du XIXe au début du XXIe siècle -, depuis l’intrusion de la lumière électrique dans l’atelier et la découverte de l’hystérie, qui « défie les lois de l’anatomie », en passant par le rejet de la perspective artificielle, au profit de la vision naturelle ou de la vision rapprochée (celle qui fonde des démarches chères à Picasso comme à Hockney ), ce sont les causes de « l’impuissance à ressaisir l’identité du moi dans le portrait » qui sont analysées. Raisons auxquelles s’ajoute l’oubli du fait que toute entreprise de figuration présuppose du sacré et du sacrificiel, autrement dit que l’art est fait pour nous rappeler l’énigme qui fait que ce monde nous touche. D’où le sentiment que l’art est quasi moribond - pessimisme qui était déjà celui de Baudelaire -, à moins qu’il ne fasse que traverser une grave crise, qui ne serait que conjoncturelle et relèverait plus d’une forme d’éclipse que d’un déclin définitif. On sait que Jean Clair penche pour la première hypothèse, persuadé qu’il est que l’art n’est pas l’expression spontanée d’un génie, comme on voudrait nous le faire croire, mais un ensemble de connaissances qui se transmettent et qui mettent peu à peu l’œil au service de l’esprit.
Mais c’est quand il nous fait voyager dans les savoirs, justement, que Jean Clair devient passionnant. Quand il évoque les géométries à n dimensions, l’absence d’ombres portées dans la peinture orientale, les sexes « à la précision très somptueuse » que peignait Mario Fortuny, le maître des étoffes. Quand il s’intéresse au processus biologique de l’invagination (phénomène d’engendrement d’un volume à partir d’un plan), aux nuages, au Déluge, à l’Enfer, au livre dans lequel un comptable du XVIe siècle notait jour après jour la façon dont il était habillé… Quand il s’attache à ces petits riens qui « posent avec une discrète morsure l’énigme de l’être et du temps », ou encore quand il avoue avoir longtemps rêvé d’écrire un livre consacré à la fascination des seins. Une érotique du savoir, un sens subtil du décentrement, un côté explorateur de l’être, qui font de Jean Clair beaucoup plus qu’un grand historien d’art : un écrivain à part entière.

Autoportrait
au visage
absent
Écrits sur l’art
1981-2007

Jean Clair
Gallimard
478 pages, 25

Le fond des choses Par Richard Blin
Le Matricule des Anges n°94 , juin 2008.
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