Si notre nom est ce à quoi il faut être fidèle, et si la vie est une aventure dans les espaces de ce nom, Kenneth White s’est parfaitement conformé au programme que contient le sien. Toute son œuvre, en effet, tend à rendre lisible et manifeste les sens latents du blanc, du « monde blanc » par lequel il désigne l’expérience de la réalité incandescente, la sensation de vivre dans l’aurore des choses, d’être, dans un espace ouvert qui a retrouvé toutes ses dimensions.
Une œuvre résolument respirante, accordée aux formes et aux forces du monde, et se déployant entre pérégrinations, poèmes, essais. Où vie et poésie sont synonymes, où la séparation du sujet et de l’objet, de l’âme et du corps, du fini et de l’infini, de l’être et du néant n’a plus cours. Celle d’un poète-penseur, né à Glasgow, en 1936, vivant en France depuis 1959, et qui a parcouru le monde de l’Occident à l’Orient.
Loin de tout ce qui récrimine, aplatit ou se lamente - et après s’être affranchi de toutes les illusions que l’humanité s’est inventées pour s’assurer d’un au-delà -, Kenneth White a choisi les champs ouverts de l’immanence contre les arrière-mondes de la causalité. Fondateur du mouvement géopoétique, il oppose à toutes les clôtures mentales de la raison raisonnante, la disponibilité du corps et de l’esprit. Il prône l’ouverture sur le territoire non codé de l’espace blanc. En brisant le carcan de la vie prisonnière du socio-personnel. En fuyant la médiocrité, en s’en allant, en traçant sa voie dans le dehors. En allant à la rencontre de son être essentiel, de son moi désencombré. À l’image des moines celtes, d’Héraclite, de Tchouang-tseu, de Bashô, de Maître Eckhart, de Nietzsche, de Whitman, de Thoreau, et de tous ceux auxquels il rend hommage dans Les Affinités extrêmes.
Des affinités avec Michaux, Cingria, Segalen ou encore Delteil.
Des extravagants, des erratiques, de ceux qui refusent de se laisser réduire à la réalité étroite qu’ont définie des têtes bornées. Des aventuriers de l’espace et des explorateurs de l’être - indivisiblement. Qui s’expatrient, se déterritorialisent. Comme Rimbaud refusant toutes les formes de domestication de l’esprit avant de fuir pour tenter de retrouver son « état primitif de fils du soleil ». Rimbaud qui échouera mais restera celui qui a posé la seule vraie question, la « question incandescente » de savoir comment il est possible d’aller ailleurs, « d’aller plus loin, et autrement ». Comme Victor Segalen, voyageur des confins, fasciné par les zones laissées en blanc, les lieux où, dit-il, « les limaces littéraires n’ont pas laissé leur traîne et le goût fade de leur bave ». Comme Henri Michaux et son besoin de « se remplir d’espace », d’élargir son être, d’opérer des passages. Un rôdeur des marges, comme Charles-Albert Cingria dont le mépris pour « les plumassiers » et la « littératuraille qui n’engendre que petites crottes » n’a d’égal que sa jouissance d’exister, son sens de l’harmonie des lieux, sa poétique du monde, servie par une écriture à la saveur hautement réjouissante, et dont on peut trouver une autre manifestation chez Saint-John Perse, dans la partie de son œuvre qui relève de son goût pour les lieux extrêmes et de son amour pour l’Atlantique. Toute une présence se ressourçant au monde, y découvrant des foyers d’énergie, un peu à la manière d’André Breton pratiquant le grand écart et tentant de retrouver la racine archaïque de la mentalité primitive dans l’hétérogénéité du réel et du surréel. Sans oublier « l’escogriffe Delteil » et « l’épouvantail Céline ». Delteil pour son âme paléolithique, sa syntaxe « à seins », son panréalisme, son « australité lyrique ». Céline pour son « absolutisme jusqu’auboutiste », pour l’instinct qui le pousse à rester dehors et à vociférer pour décoller. Elisée Reclus enfin, pour son anarchie géographique. Et Cioran, ce gnostique sans église, ce « bouddhiste non abouti », pour son voyage vers le vide et sa recherche du primordial. Un « manifeste anti-médiocratie », un livre de reconnaissances, qui brosse aussi une sorte d’autoportrait éclaté d’un esprit des plus vivifiants, d’un nomade intellectuel, qui a fait de la géopoétique un art de vivre. En témoigne Un monde ouvert, son anthologie personnelle. Un livre où s’expose une vision esthétique du monde. Des poèmes qui tiennent du « croissant de lumière bleue / de la hache qui fend l’air », ou de la vague « qui se gonfle et se courbe / et s’écrase en écume ». Poésie du regard, du dehors savoureux, de la beauté, « incompréhensible / inexplicable », du hasard aussi, de ces instantanés où vibrent la vie déliée et le fait d’être là, dans un espace à la fois physique et métaphysique où le moi, comme universalisé, jouit de sa souveraineté plénière.
Les Affinités extrÊmes, Albin Michel, 220 pages, 17 € et Un monde ouvert de Kenneth White, préface de Gilles Plazy, Poésie/Gallimard, 384 pages, 9,30 €
Poésie Traversées nomades
mars 2009 | Le Matricule des Anges n°101
| par
Richard Blin
Chevaucheur de vent et grand voyageur de l’esprit, Kenneth White, en réinventant l’espace poétique, redonne un sol à nos énergies.
Des livres
Traversées nomades
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°101
, mars 2009.