Qu’ils se hâtent ceux qui n’ont pas encore découvert l’œuvre de Mohamed Leftah. La révélation du talent singulier, trop longtemps méconnu et pourtant irréfutable, de cet écrivain marocain de langue française, né au Maroc en 1946 et décédé au Caire en juillet 2008 où il vécut solitaire, nous la devons à la patience scrupuleuse des éditions de La Différence.
La marque de Leftah ? C’est d’abord une prose splendide, au trouble étrange et poétique, presque miraculeuse à force d’enthousiasme pour le matériau sonore de la langue, et d’attention à l’égard d’une généalogie bruissante au cœur des mots - un trésor ardent dont cet amoureux fou de Rimbaud aura fait jaillir depuis l’inoubliable Demoiselles de Numidie (paru en 1992) les éclats de « l’amère beauté ». Mais le sens de la valeur précieuse des mots, allié à une érudition pénétrée et alerte - des maîtres de la littérature arabe classique jusqu’à Stendhal, Dostoïevski ou Breton - ne s’épuise pas chez Leftah dans leur seule jouissance. Faire que des macs, des prostituées - ces créatures sacrificielles exclues du monde, reléguées dans les bas-fonds d’un bar ou d’une misère fangeuse - occupent désormais le devant de la scène, de façon violente et si sublime à la fois, ce n’est pas la moindre des subversions de la part d’un écrivain briseur de tabous qui non content de dispenser le gai savoir des accrocs à la dive bouteille, célèbre les putains comme des fleurs et conte le sexe dans ses voluptés délictueuses. Dans Ambre ou les métamorphoses de l’amour (cf. Lmda N°76), évocation ensorcelante et fantasmée d’une maquerelle monstrueuse, initiatrice de plaisirs interdits, il s’en va même remonter le cours de son enfance jusqu’aux sources les plus enfouies de ses terreurs enchantées, de ses hontes - sans doute le plus fort des alcools dans l’œuvre de Leftah.
Dans Le Jour de Vénus, écrit en 1997, on retrouve cet éloge de la Beauté outrageuse et indocile, une promesse de bonheur si n’était la menace obscurantiste qui pèse sur elle. Moins lyrique que satirique, sous-tendu par une ironie inexpiable, ce court roman met en scène Khabir, un commissaire des renseignements généraux, récemment converti à un islam radical et chargé d’enquêter sur Aïcha, une journaliste et militante féministe. Selon Jalal, son beau-frère aux convictions extrémistes, Aïcha cristallise tous les péchés de la « renégate » : femme dépravée (elle vit hors mariage avec Safwane, un psychanalyste de surcroît), dont la beauté profane et corruptrice (une fâtina) représente une menace de discorde (fitna) pour la société, elle ne mérite par conséquent rien de moins que la sentence de mort. Ainsi transformé en juge vengeur et implacable, Jalal décide d’enlever Aïcha pour exécuter la fatwa… Sombre réflexion sur l’absurdité et la perversion de l’islam intégriste, avec sa dose de grotesque, ce roman féroce accorde pourtant un rôle décisif à l’imprévisible, à l’inattendu : celui du désir, fiévreux et farouche, pour le Beau, qui tel un grain de sable capable d’enrayer le plus satanique des engrenages, peut parfois mettre en échec le mal du fanatisme…
Leftah s’emploie à tisser une sorte de « linceul calligraphique ».
Au contraire, la seule tragédie domine Une chute infinie. C’est que la barbarie n’existe pas seulement dans la cruauté sanguinaire. Il en existe une autre, plus feutrée, tout aussi mortifère : le conformisme bien-pensant qui tue par la seule violence de ses préjugés, de ses dénis. Qui condamne à l’avance ce qu’il ne tolère de voir. Nous sommes dans les années 60, dans le petit bourg marocain de Settat, et Khalid, jeune camarade de Leftah au lycée et homosexuel, commet sous les yeux médusés de sa classe, l’impensable : il se jette dans le vide. À partir de ce fait divers, emblème de l’intolérance collective, cette « petite chronique » résonne encore de l’émotion de l’auteur qui quarante ans plus tard se remémore le visage de Khalid quelques minutes avant le drame, la figure déjà « enceinte de sa mort ». Défi d’une beauté superbe face à l’hypocrisie aveugle et criminelle d’une société, ou geste ultime de désespoir ? Dans ce livre-tombeau, le second après L’Enfant de marbre (cf. Lmda N°86), dont le style éclaté fait se redéployer dans une scénographie lente et étirée, les mouvements du corps encore intact jusqu’au geste fatal - « d’une grâce indicible, d’une beauté achevée et tragique, d’une perfection mortelle », Leftah s’emploie à tisser une sorte de « linceul calligraphique » à celui auquel fut aussi refusée la prière des morts. Sans grandiloquence mais avec la même poésie que celle qui rayonnait dans Demoiselles de Numidie, la plume libre et impudente de Leftah ressuscite par petites touches Settat, la ville d’où son enfance murmure comme une litanie souterraine, nouvelle Sodome qui sur le terreau de la frustration des désirs fait éclore les fleurs d’une licence vénéneuse.
Le Jour de Vénus et Une chute infinie de Mohamed Leftah, La Différence, 128 et 76 pages, 13 et 10 €
Domaine étranger Attentat à la beauté
avril 2009 | Le Matricule des Anges n°102
| par
Sophie Deltin
Longtemps Mohamed Leftah se fit le chantre de la beauté qui outrage. Deux livres posthumes réaffirment ce credo.
Des livres
Attentat à la beauté
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°102
, avril 2009.