En 1963, le New-Yorkais Louis Wolfson a 28 ans. Il fait parvenir aux éditions Gallimard Le Schizo et les langues. Le schizo, c’est lui : comme il l’écrit dans cet épais manuscrit dactylographié, le « jeune homme avait été dans beaucoup d’hôpitaux d’aliénés, presque toutes les fois son transport, sinon aussi son admission automatique ayant été arrangé préalablement et à son insu par sa mère ». Il s’agit donc d’une sorte d’autobiographie à la troisième personne, qui raconte notamment comment ce jeune homme s’échine à désarmer sa mère, c’est-à-dire sa langue maternelle, c’est-à-dire l’anglais. Vaste programme : Wolfson se bouche les oreilles, il y colle des transistors qui diffusent des émissions en langue étrangère ; surtout, il étudie ces langues, dont il usera non pas simplement pour traduire, mais pour défigurer, en s’aidant du sens comme des sonorités. Par exemple : Yes est recouvert par l’allemand Ya, qu’il a lié au français si ; de même avec call, méconnaissable (dit-il) quand l’hébreu Kerîä se fond dans appel. Les mots de la mère, voilà enfin qu’il peut « les neutraliser, les transmuter, les détruire ».
Faut-il parler d’une œuvre ou d’un document ? On songe à d’autres cas merveilleux, tel le Président Schreber et ses Mémoires, comme à l’embarras de Freud : « Je m’étonne moi-même de constater que mes observations de malades se lisent comme des romans ». En tout cas, cela finit par paraître en 1970, grâce à J.-B. Pontalis et dans sa collection « Connaissance de l’inconscient », et c’est toujours en vente. On n’en trouvera pas d’extraits (non plus que la fameuse préface de Deleuze) dans Dossier Wolfson, qui préfère compiler lettres inédites et textes rares pour revenir sur « l’affaire », à savoir l’exceptionnelle ébullition qui accompagna la découverte du Schizo. Car tout ce que l’époque comportait de marottes intellectuelles semble s’être ici donné rendez-vous : il y a d’abord Queneau l’amateur de dingos, puis Foucault plongé dans les jeux de langage de Roussel. Ceux-là suivis par les tenants de l’antipsychiatrie, et les linguistes évidemment, et les littéraires pourquoi pas, qui se souviennent de Flaubert écrivant « J’ai l’infirmité d’être né avec une langue spéciale dont seul j’ai la clef »… Jusqu’à, dernière écume d’avant-garde, La Revue de littérature générale d’Alferi et Cadiot s’essayant à faire une mise en page « parlante » d’un bout des écrits de Wolfson.
Par métonymie, on voit tout un temps s’agiter : quand on voulait entendre la langue bégayer, et que l’Olympe se retrouvait peuplée de déviants. À l’âge de la contre-révolution, on a forcément des regrets. Le charme de ce petit livre, inutile ou pas, c’est bien la nostalgie. Nul ne sait ce qu’en penserait Wolfson, ni même s’il est encore vivant : à l’instar des belles têtes pensantes, le schizophrène a disparu sans laisser d’adresse.
Dossier Wolfson ou l’affaire du « Schizo et les langues » - Gallimard, « l’Arbalète », 184 pages, 15,90 €
Essais Nique sa mère
mai 2009 | Le Matricule des Anges n°103
| par
Gilles Magniont
Avec le Dossier Wolfson, retour sur un incroyable « cas » de révolte, pour servir de madeleine.
Un livre
Nique sa mère
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°103
, mai 2009.