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Zoom L’écriture des espaces

mai 2009 | Le Matricule des Anges n°103 | par Lucie Clair

Depuis plus de trente-cinq ans, Bruno Krebs traverse les frontières entre jour et nuit, rêve et réalité, mondes intérieurs et rencontres avec ses dissemblables. Avec un juste mélange d’angoisse et d’émerveillement face à la vie, son dernier opus, La Traversée nue, raffine les éléments d’une œuvre au long cours. Rencontre avec un misanthrope récalcitrant.

La Traversée nue

L’homme s’accorde à son interlocuteur - en quête d’harmonie, on sent de suite qu’il est important de trouver le ton, se mettre sur la même fréquence : tenter l’accord parfait et souffrir des discordances inhérentes à toutes relations humaines. Il l’admet volontiers, - ça l’effraie et le traverse, le rend nu d’effroi et parfois de chagrin. La Traversée nue, est à l’aulne de cette exigence : construire, pièce par pièce, l’assemblage du projet initial, ce Voyage en barque, à la fois « passage du Styx » et réminiscence de la libération d’une année passée en sanatorium pour une tuberculose osseuse à l’âge de 4 ans. Lorsque son père viendra le chercher, ils iront ensemble édifier une barque de sable sur la plage, qui prendra la mer au gré du ressac. De cet effritement est née une écriture fragmentaire, des textes paysages, dotés d’un lent mouvement intérieur, traçant un chemin sans se départir de sa ligne. Pas de grand roman ni même de narration, mais une suite, en fugue - en mélomane - de moments de vie, parsemés depuis 1971. Ou comment un travail initial se développe, s’affine, et évolue sans rien perdre de son essence.
Apposant patiemment pigments de mémoire et lueurs de rêves, il dessine une fresque, forte par sa quête de cohérence, dans la conscience aiguë de l’inévitabilité de la mort qui nous happe et de la nécessité du combat pour l’œuvre. Cette tension, exprimée dans son précédent hommage à Bill Evans, a donné récemment une tonalité à la fois plus crue et plus libre à ces textes qui avaient suscité l’admiration de Jacques Réda lors de leur publication dans la revue Théodore Balmoral et paru chez Deyrolle, puis L’Arpenteur.
Aujourd’hui retiré en son refuge poitevin, il y conjugue héritage familial et ascèse goguenarde. D’un père peintre, d’une mère actrice de théâtre, il a reçu un corps parole, en gestuelle sollicitée pour pallier les mots qui parfois trébuchent d’être là, prêts à vous rejoindre, mais en masse. D’un bisaïeul collecteur de légendes bretonnes, et de ses aïeux, arménien héros de la guerre des Dardanelles, ou ingénieur chez Panhard, il a connu le goût des frontières à franchir et des narrations épiques. Exigeant et discret, Bruno Krebs aime évoquer pêle-mêle ces influences autant que préserver le secret de leur transmutation dans ses écrits, décalés, qui lui permettent de serrer les choses au plus près.

Votre précédent ouvrage Bill Evans Live l’évoque pour la première fois directement, mais la musique a toujours été très présente dans votre langue…
J’adore la musique et ça a démarré très tôt. Je devais avoir 6 ans quand j’ai acheté mon premier Schumann. J’ai toujours baigné là-dedans : je me suis occupé pendant quinze ans d’orchestres symphoniques et de chœurs, - le Philharmonique de Vienne, les trois grands orchestres de Londres, des compagnies d’opéra, de ballet, en France, et en Europe - et aussi de quelques orchestres de seconde zone (rires). C’était vivre avec la musique ! La musique, c’était ma vie et c’est resté ma vie.
La présence de la musicalité est aussi très concrète dans ma façon de travailler : une fois que le texte est sorti de l’ordinateur, il est posé sur un lutrin et je le lis à voix haute. Ça recadre les phrases, c’est un travail de mise en place - ça encore, c’est un terme musical -, de calage, de décalage. Bien sûr, la musicalité du texte n’est pas un but en soi. Il n’y a pas que ça… Et encore ! Ça va de soi en fait. Il doit y avoir quelque chose de naturel et en même temps, ça ne nous est pas complètement naturel non plus.

Dans La Traversée nue, elle s’inscrit de manière plus précise.
Oui, elle est dedans ! Et de plus en plus, par rapport à ce que j’écrivais il y a dix ou quinze ans.
Il y a eu un élément déclencheur : pour le lancement de Bill Evans Live, la librairie Le Livre de Tours a organisé une lecture-concert dans un club de jazz avec un trompettiste plutôt free, Jean-Luc Cappozzo. J’ai vécu là l’un des moments les plus extraordinaires de ma vie. On a répété à peine dix minutes, et on a fait ça comme un duo de jazz : il s’arrêtait, il me laissait partir tout seul, il reprenait en sourdine, je le laissais partir tout seul… C’était une belle chose !
Pour La Traversée nue, c’est clair, il y a une liberté musicale, mais qui a été beaucoup travaillée. Je suis parti de la base de prose, de récits traditionnels avec une ponctuation que j’ai d’abord attaquée. Je crois qu’il n’en reste pas grand-chose. Une des dernières décisions, ça a été d’enlever le point final (de chaque paragraphe, ndlr).
Mais tout cela était préparé de longue date. Flaubert disait « La bêtise c’est de conclure » - les gens font ce qu’ils veulent, mais moi je trouvais ça bête de conclure. Je me suis aussi rendu compte qu’il n’y avait pas de commencement non plus. Du coup, ça devenait plus radical. Pourquoi un début ? Je le connais, je sais où il est, mais ce que j’écris, ce sont des séquences, une histoire, commencée depuis très longtemps et dont j’espère que la fin n’est pas trop proche… Et à la limite, même si je meurs, ça ne signe pas la fin de l’histoire. Ça reste en suspens. Cette suspension-là, on la retrouve dans la musique.

Vous utilisez souvent une langue parlée. Pourquoi ce choix ?
Je recherche une pureté du langage mais une trop grande disponibilité d’accès serait contradictoire à mon but, qui est la plus grande simplicité. J’en suis encore loin, mais c’est ce dont je rêve : que ça finisse à se réduire à des couleurs, des éclats de voix, des sons, des parfums et puis à un moment…
Donc il y a un paradoxe. À la fois j’utilise une langue usuelle, la syntaxe est ultra simple. Mais elle est ultra travaillée : il a fallu beaucoup de temps pour arriver à ce que la phrase se passe pratiquement de tout. Je suis très content d’avoir réussi à épurer, élaguer : à ce titre, La Traversée nue est un renouvellement.
Il faut toujours trouver des solutions pour se renouveler soi-même. Pour ça, il suffit de relire Flaubert tous les cinq ans : on se prend une claque et on y retourne !

La Traversée nue
, c’est « le contraste entre l’angoisse et la folie de la nuit, et la libération des aubes, des aurores et des lointains maritimes. »

Le rêve occupe une place majeure dans vos écrits, ce qui fait que l’on a pu parler de post-surréalisme à votre propos. Comment vous situez-vous par rapport à ça ?
Je ne suis pas du tout d’accord ! S’il y a des filiations, c’est Kafka, Melville, Stevenson, Conrad, Céline, Dickens… Rimbaud aussi, évidemment que c’est Rimbaud, mais ça n’a rien de surréaliste ou de post-surréaliste ! Je ne suis pas surréaliste - tout ce qu’on dit sur la frontière entre le rêve et la réalité ne m’intéresse pas du tout. Les surréalistes ont sorti des sornettes sur le rêve, la psychanalyse aussi en sort pas mal.
J’ai une vie diurne et une vie nocturne. Effectivement la frontière est peu marquée. Parce qu’il se trouve que je me souviens de pratiquement tous mes rêves. Et au bout de trente ou quarante ans, il y a comme une espèce de rebondissement. C’est-à-dire que, quand je rêve, je sais que quand je serai éveillé, je vais écrire le rêve. Donc le rêve n’est pas complètement innocent : le type qui rêve est écrivain de rêve - et je le sens. C’est pour ça que je me souviens aussi bien de mes rêves, je ne fais pas d’effort, il n’y a pas de technique de mémoire ou de truc. C’est un matériau que j’interroge et puis, une fois sur deux ou trois, je me dis oui, ça je l’écris. Soit parce que c’est très beau, soit parce que c’est très dur - l’un ou l’autre - ou les deux à la fois.

Vos textes précédents portent le nom de fragment et se prêtent à une lecture où on avance, on revient en arrière. On peut les prendre où on a envie…
Mon exemple type, c’est les textes poétiques en prose de Robert Walser. Quand j’ai découvert les petits textes, les « microgrammes », - très tard, en 1998-99 - je me suis senti complètement sur la même longueur d’onde. Pas par rapport au contenu, mais à la forme, à cette approche de la littérature. Et il y a mon rapport à la peinture : mon père est peintre. Jusqu’à La Mer du Japon, beaucoup de récits sont des formats, ils se présentent comme des châssis. Pendant très longtemps, il y avait une image et on rentrait dedans - et ça c’est « les toiles de papa ». C’est le même principe. D’où aussi l’idée des titres en fin de textes, jusqu’à La Traversée Nue : je m’étais rendu compte que je ne pouvais pas faire de peinture, c’était impossible. Là, je faisais un peu « comme papa », je signais au bas, comme une toile.

Pour la première fois avec La Traversée nue, on a un sentiment d’un fil narratif, bien qu’en fait il n’y ait pas de narration…
J’ai eu envie d’un vrai livre, pas seulement de séquences qui se télescopent. J’ai rompu avec le côté kaléidoscopique des récits et j’ai essayé de trouver une espèce de flux, de courant. Je me suis attaqué à ma propre grille. Je sors du canevas : attaque - déroulé - la chute. J’en ai écrit près de deux mille comme ça ! C’est un truc obsessionnel, on ne peut pas le nier. Mais par rapport à cette obsession, La Traversée nue m’a apporté - et j’espère qu’elle a apporté à quelques lecteurs - de l’air, de la respiration.

« Rien, absolument rien/ n’oblige à s’arrêter/ ni spécialement à continuer »… Cette idée reprise par La Traversée nue, et transversale à votre œuvre, serait en rapport à celle de ne pas s’installer - dans l’écrit, dans une forme ou un style… ?
Les réponses à votre question peuvent être très contradictoires - « rien n’oblige à continuer » : un jour je vais vouloir continuer et un autre arrêter. Je suis dans ce mouvement de va-et-vient, de valse hésitation - sans être complètement livré au vent, mais dans les textes je me laisse beaucoup happer, subjuguer par les personnages, les femmes en particulier. Il y a chez moi une certaine passivité - c’est aussi la passivité du dormeur, qui est rarement acteur.
Mais, « continuer », oui, ça parle de l’écriture effectivement. Je ne sais pas pourquoi je continue - je ne vais pas dire que ça n’a pas de sens, que c’est absurde, idiot, non… Quand même, il y a de la beauté assez souvent au bord du chemin, et ça, c’est quelque chose de vivant, c’est essentiel. Comme un apaisement - même si je ne crois pas du tout au pouvoir thérapeutique de l’écriture.

« Ne pas chercher à lutter » : c’est aussi une façon de négocier un rapport au monde ?
Ça, c’est la mer - le courant, les vagues… J’ai beaucoup nagé en mer. J’ai eu deux expériences un peu flippantes et j’ai gardé ce repère-là par rapport à mes livres tout le temps. Il y a un rapport entre l’écriture et le fait de nager loin, au large, dans la houle, de se faire prendre par des courants froids. Donc oui, se laisser porter parce que sinon on ne revient pas.

Avec le bleu, le noir revient très souvent dans vos textes, au sens propre comme au figuré. Ce sont vos « couleurs » ?
Le noir, ce n’est pas une couleur ! C’est le fils de peintre qui vous parle (rires). Mais effectivement, tel que je les manie dans la palette, en général quand il y a du noir, il y a des bleus foncés, des violets, des mauves : c’est du crépusculaire. Et quand c’est noir, c’est qu’il n’y a plus rien, plus d’espoir, le noir total… c’est le rien ! Voilà, quand je disais ce n’est pas une couleur, c’est le rien, le néant.

La Traversée nue est peut-être encore plus noire… C’est lié à l’envie de laisser plus d’espace ?
Oui, c’est bien possible… plus d’espace. Je me sens plus mélancolique dans ce texte-là, et il y a aussi un certain plaisir. Je ne suis pas un fan de Cioran mais il y a quand même un petit plaisir à un certain nihilisme. C’est ce qui est destructeur, c’est Thanatos, c’est tout ces trucs-là, c’est la nuit, le plaisir du désert. Toute cette partie de mon univers où je prends du plaisir dans des choses désagréables - des choses qui normalement sont vécues comme angoissantes.

Est-ce ce qui conduit vos textes à alterner prose et poésie ?
J’ai écrit pendant trente ans en prose - à l’exception de trois grands poèmes qui ont paru chez Deyrolle, et je ne pouvais pas passer directement de la prose aux vers. Il y a quand même des regrets, j’ai eu un peu de mal à lâcher le récit, la prose. Et puis je m’en suis débarrassé avec La Traversé nue. D’ailleurs au fur et à mesure qu’on avance, les passages en vers sont plus nombreux. Il ne s’agit pas toujours de chanter juste ou de chanter bien. Mais, de temps en temps, aussi de « déchirer » - et pour ça, la prose est mieux. Dans La Traversée nue, il y a un passage particulièrement violent qui demande la prose. Il faudrait pratiquement que ce soit lu en un seul souffle - sans pause. C’est comme ça !

Pourtant, à la fin, on a l’impression de lire de la prose.
Pour moi aujourd’hui, cette différence entre prose et poésie est purement formelle, technique.
Tout ce que j’écris obéit à des lois, c’est un univers, il est construit, il est structuré, les personnages, leurs comportements, les pulsions qui les animent répondent à des principes qui ne sont pas si éloignés de ce qui se passe dans la vie courante. Simplement c’est le regard qui change, la mise en perspective, en lumière, le fait que ça se passe souvent la nuit, les éclairages, et le fait que d’un dialogue ne va sortir qu’une phrase.

Vos livres évoquent tous des mouvements, voyages, tribulations. Est-ce une façon de trouver un équilibre entre le monde qui vous traverse et l’espace intérieur ?
Oui. C’est la question du titre : se laisser traverser par l’espace, la rencontre des espaces intérieurs et extérieurs, c’est cette nudité - on perd tout, ses habits, toute protection pour qu’il y ait ce va-et-vient. Si on parle de l’écriture et rien que l’écriture, c’est mon but, mon cheminement. Mais c’est violent dans la vie - ce qui revient dans mes récits : disparaître, aller au bout de la ligne… Être en mouvement, c’est excessif. Le rêve, c’est de pouvoir souffler, avoir un moment de détente. Ce sont des moments que je connais peu.

Avec La Traversée nue, vous passez de la nudité de l’enfant à celle de l’adulte, dans un mouvement d’aller-retour incessants…
Si on part du titre, on parle d’abord toujours de voyage puisque là c’est une traversée. Et on est nu, donc on peut dire que c’est l’enfance, on peut dire que c’est… - le terme est difficile, mais on peut parler de démence. C’est de cette nudité-là aussi qu’il est question, et le contraste entre l’angoisse et la folie de la nuit, et la libération des aubes, des aurores et des lointains maritimes.

Ce qui libère et encapsule en même temps ?
Oui, il y a toujours un va-et-vient… Mais la nudité ici est dans l’ensemble cauchemardesque - elle est vécue sous un angle cauchemardesque. Le texte lui-même de La Traversée nue évoque quelque chose qui n’est pas bien du tout, comme le passage de l’autobus : le personnage est mal, très très mal.

Certaines nudités sont érotiques, ou débouchent sur des scènes violentes…
Oui c’est un autre type de nudité, plus du type du déshabillage. La Traversée nue pour moi, c’est pratiquement comme quand on dit « écorché vif », cette expression idiote. Je ne dis pas « écorché vif », je dis « nu » - ça suffit déjà bien ! En hiver c’est pas agréable du tout ! Surtout quand les gens vous regardent. Et il y a des nudités partielles, comme celle des pieds nus, qui se blessent, c’est une façon de se blesser, mais aussi d’avoir du plaisir : lors des marches, des errances la nuit, pieds nus… mais dans des orties.
Mon regard sur l’espèce humaine, c’est bien sûr au lecteur de démêler haine, violence, cruauté, peurs dans l’univers que je décris. Mais j’aime mes semblables, compagnes et compagnons d’infortune, souffrants ; les autres m’indiffèrent, m’inquiètent ou m’indisposent.

Il y a aussi des espaces de détente avec des passages fertiles en « nonsense », un peu loufoques…
Ce n’est pas loufoque pour moi. Quand je parle de Chirac, je parle de ce que j’ai cru appréhender du personnage. Je le transforme en quelqu’un d’un peu allumé, mais d’abord qui nous dit que Chirac n’est pas légèrement allumé sur les bords ? C’est le sentiment que j’ai eu, alors j’en ai fait quelqu’un d’un peu « krebsien ». C’est mon personnage, je l’anime, sans en faire une marionnette pour autant. Si on y réfléchit, le seul véritable « nonsense », c’est ma présence dans cette scène. Mais oui, l’humour qui traverse une grande partie de mes textes, - j’ai fait une brève allusion à Dickens, c’est en rapport -, c’est cette distance qui me permet à moi de survivre, et à mes textes de ne pas asphyxier le lecteur.

La Traversée nue
Bruno Krebs
L’Arpenteur, 154 pages, 18

L’écriture des espaces Par Lucie Clair
Le Matricule des Anges n°103 , mai 2009.
LMDA PDF n°103
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