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Histoire littéraire Cripure et compagnie

septembre 2009 | Le Matricule des Anges n°106 | par Didier Garcia

Dans ce roman déchirant, Louis Guilloux (1899-1980) empoigne un personnage pour mieux saisir l’homme. Un face-à-face bouleversant.

Le Sang noir

Publié en 1935, Le Sang noir trempe ses pages dans la boue de l’Histoire, et plus précisément dans l’événement qui vient alors d’endeuiller l’Europe : la Grande Guerre. Mais Louis Guilloux n’en fait guère qu’une toile de fond, une présence irréelle qui parvient quand même à meurtrir quelques personnages. Sur certaines lèvres, on retrouve bien le nom de Poincarré, celui de Lénine, on entend parler de la Révolution russe, de ce qu’il se passe sur le front, mais de loin, comme si tout cela se déroulait sur un autre continent, dans un ailleurs qui n’en fait pas moins figure d’enfer. Pour cette ville de province, que Guilloux ne baptisera jamais, comme si à elle seule elle devait incarner toute la province et sentir profondément le terroir, la guerre n’est qu’un conte. Sanglant, forcément, mais un conte.
Le vrai nerf du roman, c’est un homme, un certain Cripure. Pour l’état civil, c’est un prof de philo, que les potaches chahutent lourdement - c’est d’ailleurs à une contrepèterie de leur cru qu’il doit ce surnom, à cette Critique de la raison pure qu’il évoque volontiers et qu’ils ont transformée en Cripure de la raison tique… Ajoutez à cela qu’il a commis deux essais, dont l’érudition lui a valu un succès d’estime, qu’il ambitionne d’écrire un véritable monument : La Chrestomathie du désespoir (rien de moins), et vous croirez tenir quelque brillant intellectuel… Il n’en est rien. Pour l’essentiel, ce Cripure est un rustre, un personnage à la fois balzacien et hugolien, que ses ennemis, plus ou moins déclarés, considèrent comme un farfelu, sinon comme un anarchiste. Même dans ses plus belles nippes, affublé de la requimpette des grandes occasions, il vous a l’air d’un ours. Mal léché, cela va de soi.
Comme d’autres collectionnent les armes, Cripure collectionne les malheurs : sa femme l’a quitté pour les yeux d’un bel officier (il faut dire qu’il l’a poussée dans ses bras, et qu’elle y est restée) ; son bâtard de fils vient d’être mobilisé (ce qui signe son arrêt de mort) ; sa nouvelle compagne, qui n’est guère qu’une goton, le trompe avec un homme surtout soucieux d’héritage ; ses collègues le raillent à cœur joie, et les fâcheux qui l’entourent écrivent des vers médiocres qu’il leur faut lire en public… Seuls un bon cassoulet et les verres d’Anjou lui veulent encore du bien.
Sa phrase perfore l’âme humaine rongée par le désespoir.

Autour de lui gravitent des personnages dignes de La Comédie humaine. Certains touchent le fond, comme ce proviseur qui vient d’apprendre par une lettre que son fils va être fusillé. D’autres, au contraire, profitent des événements pour s’engouffrer dans l’ascenseur social. Ainsi cet autre professeur, ce Nabucet, qui vit en bourgeois et se donne de grands airs. Un personnage distingué qui pousse le raffinement jusqu’à mener une guerre sournoise contre Cripure, et qu’il provoquera en duel après avoir reçu de lui une « gifle globale ».
On comprend aisément que Cripure préfère la solitude à la bassesse humaine. Rien de tel pour rattraper le fil de ses pensées. Mais à trop se retrouver seul, il lui arrive de ne plus trop savoir quoi faire de lui-même, de se vivre comme un objet encombrant, que l’on ne sait où abandonner. Heureusement pour lui, le destin va lui en venir en aide et lui offrir une paix à la fois totale et durable.
À la fin du roman (et peu importe quelle fin), vingt-quatre heures se sont écoulées. Pour une poignée d’hommes, une journée parmi d’autres en cette année 1917. Pour Cripure, presque le temps de vivre toute une vie.
Le Sang noir est autant un roman qu’un portrait, autant un portrait qu’un témoignage sur la Grande Guerre, et autant un témoignage que des scènes de la vie de province (laquelle est, tout de même, « une drôle d’école » : on tient là une micro-société, décrite sans la moindre complaisance, peut-être telle que l’auteur l’a vécue à Saint-Brieuc). On peut donc lire ce livre comme on l’entend, et y prendre ce que l’on veut. Peut-être y lire, mais entre les lignes, un discret « plus jamais ça ».
Ce qui est certain, c’est qu’il ne faut pas cent pages pour comprendre à quel genre d’écrivain l’on a affaire, et se convaincre que Guilloux fait partie des plus grands. On le voit à la manière dont sa phrase perfore l’âme humaine rongée par le désespoir, et aux sentences qu’il formule, comme le ferait un auteur de maximes : « on vit comme si on avait une vie pour apprendre », et à peine a-t-on vécu qu’il est déjà trop tard. On le voit encore à cette impression qu’il donne d’avancer sans filet, porté par une intrigue ténue, qui passe au début pour une absence d’intrigue et qui n’est, en somme, que le passage du temps. Et même s’il sème beaucoup de sang en cours de route, comme malgré lui (l’Histoire y est quand même pour beaucoup), un sang qui n’a pas le temps de couler, mais qui sèche au contact de l’air pour noircir aussitôt (reste juste les cicatrices, les jambes amputées, les plaies de l’âme et les deuils), c’est partout ample, dense, consistant, authentique, généreux, comme ces vies rustiques qu’il livre sans masque.

Le Sang noir de Louis Guilloux
Folio, 638 pages, 8,60

Cripure et compagnie Par Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°106 , septembre 2009.
LMDA PDF n°106
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