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Domaine étranger Enfants en barbarie

octobre 2009 | Le Matricule des Anges n°107 | par Sophie Deltin

Le récit tendu et glaçant de l’Autrichien Robert Neumann (1897-1975) dévoile le sort tragique de six orphelins rescapés dans une cave de la Vienne d’après-guerre.

Les Enfants de Vienne

Ce sont des enfants venus des qua- tre coins du Reich en ruines, « sortis encore-vivants-malgré-tout-d’une multitude de camps ». Abandonnés, transis et hébétés jusqu’à l’âme par la terreur, la maladie et la faim, ils se sont regroupés dans une cave à Vienne « parce qu’ils étaient seuls et qu’ensemble on a plus chaud ». « Mais, ajoute Neumann dans son avant-propos, cela pourrait être une autre cave ailleurs, cela pourrait être n’importe quelle cave, en ce temps-là, en l’an quarante-cinq, au-delà du méridien du désespoir. »
La destination de ces enfants est donc déjà scellée depuis longtemps, et l’unité de temps de cette tragédie en trois actes sera celle de leur sursis avant leur mort certaine. Il y a Yid, un « juif avec un nom allemand yiddish interminable », 13 ans mais « petit comme à dix », avec « des yeux qui ne brillent pas, comme chez un homme de trente-cinq ou cinquante-cinq ans » ; il y aussi Eva, 15 ans, qui se prostitue à l’occasion, et son amie Ate, une nazie fervente et docile, qui a trahi ses parents parce qu’elle a toujours aimé « les grandes choses. Quand on a les yeux qui se mouillent et « Heil » et on ne peut pas avaler, tellement tout est grand. » ; il y a aussi Goy, « 14 ans peut-être » ; puis « l’enfant » qui n’est « presque plus là déjà » tant son ventre est gonflé comme un ballon. Enfin, il y a « Curls », avec ses frisettes blondes, à qui la cave « appartient ». Reclus en huis clos dans ce qui s’apparente plutôt à un piège à rats - presque déjà un caveau - où ils survivent comme de la « vermine », ils peuvent entendre le bruit de la rue, « mais pas un vrai bruit de rue. (…) Pas de cris ni de paroles, il y a longtemps qu’on a tout crié et tout dit jusqu’au bout. Rien que le bruit qu’on fait quand on marche. Un bruit - on lui a retiré les entrailles, tellement il est creux ». Les pas, ce sont ceux des adultes, en l’occurrence les troupes d’occupation alliées qui ont pris leurs quartiers dans la ville. C’est que le temps de la barbarie (le fascisme, l’oppression, les camps) n’est pas terminé, la barbarie, nous dit Neumann avec une lucidité douloureuse, sait toujours prendre d’autres masques - ainsi ces nouveaux promoteurs de liberté, ces « vainqueurs » qu’ils soient américains ou russes, et qui sous couvert de démocratie et de justice sociale, n’ont pas raté une occasion pour saccager, à coups de bombes et de droit du plus fort, ce qu’il reste de l’innocence du monde. Il y a aussi cet ancien SS fraîchement vêtu d’un uniforme de l’American Airforce qui vient pour les services d’Eva, ou encore cet officiel du comité de quartier venu réquisitionner la cave… Dans ce monde sauvage, sans chaleur ni vérité, l’irruption du Révérend noir américain H. W. Smith, venu de sa Louisiane profonde, fait office de miracle ; figure marginale mais splendide de la compassion et de la tendresse filiale, son désir complètement fou de les aider incarne la possibilité ultime du sauvetage dans la catastrophe continuelle qu’est devenu le monde.
Des mots rafistolés et coagulés.
Nul doute que la puissance bouleversante du livre réside dans la perspective adoptée. Avant Ilse Aichinger (Un plus grand espoir, 1948) qui elle aussi choisira le parti pris de l’enfance, Robert Neumann vise moins à créer un effet de décalage ou à cultiver le merveilleux perdu qu’on attribue d’ordinaire au souffle et à l’ardeur de l’enfance qu’à donner à voir, entendre et sentir les choses - en l’occurrence, la dévastation, la mort qui poursuit son œuvre - telles que les enfants les verbalisent : de façon très concrète, sans jamais tricher, au pied de la lettre, voire à leur corps défendant, et avec toujours cette gravité farouche qui les fait se confronter au silence, à l’innommable mais aussi parfois, et encore plus douloureusement, à l’espoir.
Écrit en 1946 en guise de signal d’alarme lancé au monde, dans la langue de salut qu’était devenu l’anglais pour l’auteur juif, alors en exil à Londres, puis paru pour la première fois en allemand seulement en 1974, après finalement que Neumann a tenu avant de mourir à le « germaniser », c’est bien la perte du monde dont vient témoigner la langue de ces Enfants de Vienne, déchiquetée en gravats sonores et autres monceaux de silence. Plus rien n’est entier, intègre, et encore fallait-il le talent virtuose de ce parodiste de profession pour réussir à recréer une langue non seulement détruite - l’allemand, violenté et annexé par la machine à anéantir que fut le nazisme, mais aussi, dans le chaos et l’effondrement de l’après-guerre, mêlée à des accents, des tournures et des expressions venus du yiddish, du slang américain et de l’argot russe - des lambeaux de dialectes, de mots rafistolés et coagulés, telle une ressource ultime que le langage invente par lui-même pour colmater et faire tenir autant que possible un monde vidé de son sang. Sorti tout droit des décombres, Les Enfants de Vienne ici traduit pour la première fois en français d’après la dernière version qu’en a laissée l’auteur, en acquiert un relief d’autant plus obsédant que la peur violente de mourir y est plus forte que le désir de survivre.

Les Enfants de Vienne de Robert Neumann
Traduit de l’allemand par Nicole Casanova
Liana Levi, 260 pages, 21

Enfants en barbarie Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°107 , octobre 2009.
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