Ancien journaliste sportif à L’Equipe, Philippe Bordas a publié un livre de photos L’Afrique à poings nus (Seuil, 2004) récompensé par le prix Nadar 2004, et un roman tiré de sa passion pour le cyclisme (Forcenés, Fayard, 2008). Avec cet opus, il marie en un court récit deux fascinations : pour la langue, et pour l’Afrique - mais qui n’est plus celle « des hauteurs prises de transparence » qu’il a connue. Là, il s’avance, en « un voyage qui ne fut que terreur et révélation », dans « l’Afrique des poisons climatiques, du venin humain ». Un univers où les machettes ont tendance à s’enfoncer dans les chairs du voisin - la Côte d’Ivoire est encore en train de panser ses plaies des massacres de cette décennie. La hache en couverture, photo prise par l’auteur, dit tout cela, et aussi « l’alphabet de guerre » de Bruly qu’il y a rencontré.
En 1993, Bordas est face à un vieil homme dans les faubourgs d’Abidjan - envoyé là par un contact parisien qui lui a parlé d’un prophète inventeur d’un langage. Adoubé par Théodore Monod, puis oublié, parvenu jusqu’aux rives de l’Occident, il en resta un saute-ruisseau. C’était en 1948, Gbeuly renommé Bruly par « l’école et l’armée des Blancs », exilé de sa communauté pour avoir choisi l’alphabétisation et s’être fait baptiser, renié par l’administration pour n’être qu’un Noir, reçoit l’ordre du Très-Haut d’appareiller « l’assortiment des phénomènes au grand jeu d’exister ». Depuis, il sculpte des lettres, pour mieux les transmettre, une langue écrite au sang des forêts, « épiphanie de syllabes ».
Dix-sept ans plus tard, le Français s’emploie à « dire comment, d’un faisceau de graphies, de lettrages et cartons historiés, la maigre biographie d’un enfant pauvre en savoirs et en biens bascule en mythologie de logocrate des bois. » Au service de cette jonction des esprits, indéniable, entre son sujet et l’auteur, une langue dense, touffue, jouant de la prosodie et de la litanie, en une ode lyrique, pour un objet littéraire à part, à découvrir.
L’INVENTION
DE L’éCRITURE
DE PHILIPPE BORDAS
Fayard, 140 pages, 13,50 €
Domaine français L’invention de l’écriture
mai 2010 | Le Matricule des Anges n°113
| par
Lucie Clair
Un livre
L’invention de l’écriture
Par
Lucie Clair
Le Matricule des Anges n°113
, mai 2010.