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Domaine français Partage des mots

mai 2010 | Le Matricule des Anges n°113 | par Jean Laurenti

Charles Juliet poursuit son Journal, toujours désireux d’aller vers une plus grande connaissance de soi, attentif à l’autre dont la rencontre le nourrit à l’égal de la fréquentation passionnée des livres.

Abordant ce nouveau volume du Journal de Charles Juliet, le lecteur voudrait savoir où en est l’écrivain de sa progression dans l’aventure littéraire et spirituelle qui l’a happé il y a maintenant plus d’un demi-siècle. S’il connaît un peu la nature de ce cheminement qui a nécessité l’engagement de la totalité d’un être, il ne sera guère dépaysé en lisant ces pages. Revenu du néant, régénéré par la patiente œuvre de démolition à quoi il s’est livré sur lui-même, Charles Juliet chemine désormais dans une relative sérénité et continue de se nourrir d’échanges, de lectures, de voyages plus nombreux qu’autrefois, la notoriété et les sollicitations qu’elle entraîne l’amenant à la rencontre d’artistes et de lecteurs à travers le monde. Pour autant, et parce que cette inflexion positive était depuis assez longtemps perceptible (au moins à travers les deux tomes précédents du Journal, Accueils et L’Autre Faim), la lecture de Lumières d’automne permet de mieux approcher l’homme qui convie le lecteur à un partage, une mise en commun dont l’essence se situe bien loin des artifices de la connivence et de la séduction.
C’est au contraire en scrutant sa propre histoire avec une acuité sans concession, en élaguant jusqu’au risque de l’assèchement ses textes de prose comme de poésie, qu’il approche cette neutralité du verbe, seule capable de laisser sourdre la vibration par quoi se donne à entendre une parole authentique et évidemment fragile. Le lecteur sait ce que Charles Juliet veut dire lorsqu’il confie dans une note : « J’essaie de prélever ce qu’il y a de durable dans l’éphémère de mes jours. » L’auteur ne se pose jamais en modèle. Il ne manque pas de rappeler les solitudes arides où il a longtemps erré (« Ma barque a été détachée de la rive où se tenaient mes semblables. En m’éloignant d’eux j’allais être seul et cela m’effrayait. »), d’évoquer les difficultés auxquelles il continue de se heurter lorsqu’il s’agit d’affronter l’acte d’écriture : « Les mots ne me viennent pas facilement. Peut-être est-ce dû au fait que ma pensée est confuse, empêtrée dans ses lourdeurs, ses tâtonnements, que je dois m’appliquer à la clarifier (…). »
Ce tome du Journal porte le témoignage de l’écriture de Lambeaux, livre qui constitue un jalon majeur dans l’œuvre de l’écrivain. La première partie de ce récit est consacrée à la figure de sa mère, dont il a été séparé alors qu’il n’était âgé que de quelques semaines et qu’il ne devait jamais revoir. Frappée d’une grave dépression elle a été internée en hôpital psychiatrique où, comme tant d’autres malades mentaux, elle devait mourir quelques années plus tard, pendant l’Occupation, des suites des mauvais traitements reçus. Dans une note, Charles Juliet évoque « une culpabilité provenant de ce que, inconsciemment, je me sentais responsable de la maladie et de la mort de ma mère. Or quand on s’éprouve coupable, on ne peut s’accorder le droit de prendre la parole. Les mots sont verrouillés au plus noir de la nuit, et les déverrouiller s’accompagne d’une lutte. Une lutte qui retentit sur le corps. » Commencée onze ans auparavant, en 1983, la rédaction de ce qui allait devenir Lambeaux n’avait pu alors prendre son essor. « Ces années m’ont permis de mûrir, de me détacher de mon histoire, de mieux la comprendre, de mieux cerner ce qui est à la racine de mon besoin d’écrire. »
Cette tragédie ordinaire aurait pu l’engloutir mais Charles Juliet est parvenu à s’en extraire en bâtissant une œuvre qui a permis et accompagné sa lente renaissance. Une entreprise lucide, rigoureuse et tenace de résistance aux fatalités de l’existence autant qu’aux « multiples appels, séductions, pressions, nuisances d’une société désorientée et malade. » Une parole simple et juste dont on a plaisir à entendre claquer l’évidence : « vivre et écrire en fonction d’une nécessaire exigence morale. »

Lumières d’automne Journal VI 1993-1996 de Charles Juliet, P.O.L, 278 pages, 14,90

Partage des mots Par Jean Laurenti
Le Matricule des Anges n°113 , mai 2010.
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