Les Poèmes déjeuner, écrits à la pause de midi, on les imagine venus au jour entre la moutarde et les oignons grillés d’un hot-dog. Le premier poème (Musique) ne trahit pas l’intuition, O’Hara continuant tout seul la voie de sa pause poétique : « Si je me repose un moment à côté de The Equestrian / m’arrêtant à Mayflower Shoppe pour un sandwich saucisse de foie, / alors cet ange semble mener le cheval droit chez Bergdorf / et je suis nu comme une nappe, mes nerfs fredonnent » ; quand ailleurs c’est le cinéma de la rue qui rentre partout : « Le bus de la 6e avenue bringuebale balin-balan / il est rempli de gros qui toussent comme au cinéma / ils se mangent les pellicules dans la lumière qui vacille (…) / Bien que d’autres soient dans la nuit / des lèvres lointaines sur une aisselle poussiéreuse / les narines sont pleines de larmes ». Se révèlent alors quels rapports, pluriels, sans entrave, Frank O’Hara entretient avec la culture picturale et poétique européenne. Car ses poèmes intègrent sans hiérarchie aucune tout ce qui constitue l’espace moderne, de la publicité au bar, des acteurs aux amis, le jazz, les livres, l’art (Picasso, Pollock, Joan Mitchell…), la vitesse d’un avion, le désir de forniquer et celui de « mourir sobrement », comme il l’écrivit quelques années avant d’être fauché en pleine nuit par une Jeep, sur une plage de l’île de Fire Island.
Prestigieux représentant de l’École de New York, qui rassemblait les peintres de l’Expressionisme abstrait ou l’Action painting, Frank O’Hara (1926-1966), une fois arrivé à NYC, en compagnie de John Ashbery et Kenneth Koch, fréquente, par admiration pour cette nouvelle peinture, la Cedar Tavern où ils se retrouvent tous. Les artistes deviennent leurs premiers lecteurs. Mais ce n’est pas dans les fumées de ce lieu mythique que le glissement entre la première école et la seconde, poétique, se fait, mais grâce à un banquier galeriste et un dandy intellectuel, tous deux cherchant à recréer un climat comparable à celui des avant-gardes du début du siècle. C’était « notre Apollinaire » dira d’O’Hara le peintre Philip Guston. D’ailleurs, il n’est pas anodin qu’O’Hara, diplômé en littérature à l’université de Harvard, ait été si sensible à la peinture. Il entre d’abord comme réceptionniste au MoMa, en démissionne lorsqu’on le promeut chef (!), puis devient rédacteur associé de ARTnews, avant de revenir au sein de cette institution et d’être nommé responsable des expositions internationales. Si les ressemblances entre ces peintres et les poèmes d’O’Hara ne sont pas flagrantes formellement - O’Hara ayant un rapport à un figuratif plutôt ébouriffé, ou à une certaine forme de réalisme déboîtée et dépenaillée - ce sont la vitesse et l’entremêlement des couches du visible d’un De Kooning, d’un Guston, qui semblent le bouleverser. L’humour, le décalage prosaïque, le court-circuit, la suspension, la mélancolie, l’art de faire glisser les plans du réel sur de mêmes surfaces, de narrer l’abandon, la douleur et la nonchalance, à tout cela Frank O’Hara sut répondre, donnant une grande leçon de jeunesse et d’audace à la vieillerie poétique. Pas étonnant que « mon cœur est dans / ma poche, ce sont les poèmes de Pierre Reverdy », précisait-il, et que de la mort (1959) de Lady Day, bouleversant poème sur Billie Holiday, il écrive, pour nous, se souvenir « m’être appuyé contre la porte des chiottes au 5 SPOT / alors qu’elle murmurait une chanson le long du clavier / à Mal Waldron et tout le monde et moi avons cessé de respirer ».
PoÈmes déjeuner de Frank O’Hara
Traduit de l’américain par Olivier Brossard et Ron Padgett, postface d’Olivier Brossard, Joca Seria, 116 pages, 14 €
Poésie Le festin d’O’Hara
mai 2010 | Le Matricule des Anges n°113
| par
Emmanuel Laugier
Premier livre traduit en France de ce poète américain, Lunch poems (1964) révèle comment l’audace alliée à la sobriété peut narrer prosaïsme, sublimité et presque rien de la vie.
Un livre
Le festin d’O’Hara
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°113
, mai 2010.