Peut-on être écrivain tout en ne sachant ni lire, ni écrire ? Analphabète, issu d’une famille misérable du Rif, élevé à l’école de la rue violente et perverse de Tanger, exerçant mille métiers, artiste peintre, l’éleveur de « stories », mot qu’il utilise pour désigner contes, histoires, nouvelles, Mohamed Mrabet a publié plus d’une quinzaine d’ouvrages enregistrés et retranscrits par Paul Bowles. On lui doit l’hilarant M’Haschich (1969, réédité en 1998 à L’Esprit frappeur), dix nouvelles autour de la consommation de kif ou de majoun, ces gâteaux de chanvre. Le Citron (1969, réédité en 1989 chez Christian Bourgois) raconte comment un jeune garçon oublie en fumant de l’herbe, les dangers qui l’assaillent. Mrabet, né en 1936, se confie ici à Eric Valentin, nègre assumé. Il mêle le prosaïque à l’universel, la vérité à la fantasmagorie, le burlesque et le pathétique. Evoque pêle-mêle son enfance, sa fierté d’être berbère, peuple ayant résisté à pas mal d’invasions, la rencontre avec ces Américains venus dans les années soixante connaître les plaisirs interdits de Tanger, ville internationale qui peu à peu tombera en déshérence. Se détachent les portraits acerbes d’écrivains sulfureux : Tennessee Williams, William S. Burroughs et bien sûr Paul Bowles et sa femme Jane. Sa relation avec l’auteur d’Un thé au Sahara prendra des allures de jeu pervers. Il y sera question de double personnalité, de mal-être, de cruauté, de fêtes fumeuses, de jeunes adolescents. La mort de Jane, sa chute progressive dans la folie, y est à demi-mot attribuée à Paul. Qu’a été Mrabet dans le jeu de chat et de la souris instrumenté par Bowles ? L’ami, l’homme à tout faire, l’inspirateur, l’amant, le miroir aux alouettes ? Le Rifain n’est pas vraiment disert sur la question. S’il porte quelques condamnations morales (l’âge, le souci de respectabilité), tend parfois à se donner le beau rôle, ses propos étonnent par leur humilité, leur force et même leurs accents de vérité et de sagesse. Ceux d’un rêveur insoumis qui un jour a rencontré le Poisson qui inspire… « - Prends soin de toi et regarde par-delà le monde. Ne cours plus après le temps. »
Dominique Aussenac
Mémoires fantastiques
Mohamed Mrabet
Transcrit et adapté par Eric Valentin
Rouge inside, 140 p., 14 €
Domaine étranger Mémoires fantastiques
mai 2011 | Le Matricule des Anges n°123
| par
Dominique Aussenac
Un livre
Le Matricule des Anges n°123
, mai 2011.