En Norvège, le 22 juillet 2011, Anders Behring Breivik commet et l’attentat d’Oslo et le massacre de jeunes socio-démocrates sur l’île d’Utoeya. Quelques semaines plus tard, début septembre, la France s’enorgueillit d’avoir découvert un nouveau gisement de pétrole dans « ses » eaux guyanaises. Rien ne reliera jamais ces événements distincts. Rien, sinon peut-être, en dépit de quelques variations spatio-temporelles, la lecture de certains auteurs dont l’acuité visionnaire stupéfie. Rappelons-nous, Baudelaire, « premier voyant » selon Rimbaud, avertissait déjà ses contemporains des dangers de l’américanisation. Et, surtout, du progrès qui « aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges, ou anti-naturelles des utopistes ne pourra être comparé à ses résultats positifs ». Avec Brut, son premier roman, Dalibor Frioux, agrégé de philosophie né à Paris en 1970, pourrait bien compter parmi ces poètes de l’apogée du capitalisme qui, par une analyse subtile des phénomènes sociaux, économiques et politiques, entr’aperçoivent les grands bouleversements à venir.
Au moyen d’un prologue incisif, Brut pose les bases d’un roman d’anticipation en nous plongeant dans la tourmente de ce que les journalistes, « conscients de parler devant l’Histoire » mais « craignant néanmoins d’être visés à leur tour par une actualité qu’en temps normal ils fabriquaient eux-mêmes », appelleront le « Black February ». Dans le confort d’un luxueux hôtel milanais, Katrin, Norvégienne type faisant partie de l’avant-garde des jeunes mannequins évaporées, « des condensées d’époque », gobe les images discontinues de trois attentats survenus à Rotterdam, São Paulo et Shanghai. Des mois passent, les lois antiterroristes se radicalisent, la machine économique mondiale s’enraye. Une flambée faramineuse du prix du baril de pétrole provoque une crise sans précédent : « Le quotidien, la conversation, la pensée, la politique, les désirs humains étaient à ce point restés mouillés par le fun des hydrocarbures, le beat du global village, que dans les pays les plus gâtés, les plus douillets, États-Unis en tête, la pénurie eut des allures d’atteinte à la démocratie, de putsch des choses contre les hommes. » Dans les pays les plus gâtés certes, mais à l’exception du Royaume démocratique de Norvège qui, pour la plus grande joie du père de Katrin, connaîtra alors une impressionnante envolée de son Fonds pétrolier…
À Oslo, quelques décennies plus tard, Katrin Halden, quinquagénaire adultère mais fidèle aux devoirs de la vie familiale, peut, entre deux séances chez un analyste smart, penser librement à l’acquisition de nouveaux objets pour sa maison de poupée. Ou, au hasard, approuver secrètement le « triplement de la prime au retour offerte aux immigrés », voire pester contre des écologistes fanatiques. Le « cocon norvégien », avec son Fonds souverain, ses philosophes aux mains fines qui s’acharnent à vouloir concilier milliards de dollars et éthique ou sa soi-disant découverte d’un nouveau champ pétrolier baptisé Léviathan, n’autorise-t-il pas n’importe quelles audaces ? L’intrigant Kurt Jensen, ancien ingénieur et actuel dignitaire de la Banque de Norvège, n’a-t-il pas toutes les chances d’intégrer le très prestigieux comité du prix Nobel de la paix ? À travers la description caustique d’une microsociété surabondante et cupide, Dalibor Frioux épingle les travers d’une démocratie qui se voudrait par trop exemplaire. Contre-utopie drolatique et grinçante, Brut exhibe les dérives possibles d’un pays qu’un luxe de richesses aveuglerait. Par exemple, la montée, au cours d’une campagne électorale, des relents populistes et nationalistes d’un certain FrP (cf. l’actuel Fremskrittspartiet norvégien). Ou bien encore le déversement de pots de peinture noire sur le sapin et les cadeaux de Noël d’un centre d’hébergement de demandeurs d’asile par un commando fasciste composé d’« authentiques gars du pays aux noms de famille pimpants »…
Travaillé par une écriture profuse, gourmande d’accumulations, Brut creuse en contrepoint un champ sémantique sadique-anal : « - Oui, oui, les Africains appellent même le pétrole la merde du diable, répliqua Ekler, soucieuse de ne pas être en reste. (…) Bref, la merde. C’est sans doute riche (Elle partit à nouveau d’un grand rire.) Mais oui, comme le fumier, les engrais, c’est ce qui fait pousser, ce qui fait sortir de terre, si vous voulez que je file la métaphore… » Une métaphore qui, non sans malice, corroborerait cet extrait de La Part maudite de Georges Bataille que Dalibor Frioux a mis en exergue de son premier roman : « Ce n’est pas la nécessité mais son contraire, le “luxe”, qui pose à la matière vivante et à l’homme leurs problèmes fondamentaux. »
Jérôme Goude
Brut
de Dalibor Frioux
Seuil, 491 pages, 21,50 €
Domaine français L’âge du brut
octobre 2011 | Le Matricule des Anges n°127
| par
Jérôme Goude
Prospectif et satirique, Brut de Dalibor Frioux imagine un Royaume qui, fort d’un Fonds pétrolier, incarnerait le souverain Bien.
Un livre
L’âge du brut
Par
Jérôme Goude
Le Matricule des Anges n°127
, octobre 2011.