On a rarement eu l’occasion d’évoquer dans le cadre de cette rubrique un auteur aussi célébré que Teffi. Son histoire de bout en bout fut tressée de succès. Ça ne l’empêche malheureusement pas d’apparaître ici parmi les recalés de l’Histoire littéraire. Faut-il qu’on ait la mémoire courte en Hexagonie, ou la curiosité étanche – car elle était russophone… Teffi, pour les Russes de la Russie d’ancien régime ou pour les Russes de la diaspora installée en France après la révolution de 1917 est le Grand Écrivain dans toute sa splendeur, celui que préférait le tsar Nicolas II, l’auteur dont on dévorait les livres, les chroniques humoristiques, l’incarnation de l’esprit en somme, la créatrice d’histoires. Pourrait-on la comparer à Anatole France ? Le parallèle est bien réducteur mais il permet de mettre en exergue une aura internationale dont elle bénéficia sans que les lecteurs français – et ceux d’aujourd’hui en particulier – s’en aperçoivent tout à fait. Il faudra songer à enrichir les histoires de la littérature russe publiées chez nous : non, en effet, il n’y avait pas que Nabokov et Nina Berberova…
Née le 21 mai 1872 à Saint-Pétersbourg, Nadezhda Aleksandrovna Lokhvitskaya semble avoir bénéficié de toute la bienveillance des dieux tant les lauriers lui ont été généreusement octroyés. Sous le pseudonyme de Teffi (en russe Тэ́ффи, fragment du surnom d’un imbécile heureux de sa connaissance), elle fit ses premières armes comme chroniqueuse humoristique dans les pages du Satiricon magazine ou du Russkoe Slovo. Dans le Satiricon, elle se fit un nom. Et pas seulement ; pour être exact, elle se trouva tout bonnement adulée et le tsar, en effet, ne jurait plus que par ses écrits.
Un doux onirisme.
Fruit de l’aristocratie de Saint-Pétersbourg, la jeune Teffi avait bénéficié de tout le confort intellectuel possible – ses deux sœurs écrivaient elles aussi, et l’une d’entre elles, Mirra Lokhvitskaya (1869-1905) fut poète – et, bilingue car sa mère était française, se plongea allègrement dans les livres. Ivre des récits de Tolstoï, elle vivait dans la littérature et s’y consacra absolument mais ne se publia en volume que la quarantaine venue : en 1910 et 1911, ses deux premiers recueils de récits humoristiques obtiennent d’emblée un succès considérable.
Personnalité notable, elle subit la Révolution d’octobre 1917 après avoir cru qu’elle amènerait des changements positifs à son pays. Fuyant le déluge rouge, le désordre et la mort, elle s’installe à Paris en 1920 où s’est cristallisée une part conséquente de l’émigration russe. Son lectorat s’y trouve désormais parmi les aristocrates déchus qui trouvent à ses livres un charme d’autrefois, comme une consolation. Bien sûr, elle se publie en cyrillique et l’édition française ignore à peu près complètement ses ouvrages – au point qu’il reste aujourd’hui à traduire l’essentiel de son œuvre. Grâce aux nombreux journaux russes, Teffi parvient à vivre de sa plume et fréquente les dimanches soirs de Zinaïda Hippius et Dimitri Merejkovski – le cercle de la Lampe verte. Elle écrit également des pièces de théâtre (L’Art d’être un séducteur, avec Guillot de Saix, 1931), des romans. Sa notoriété lui offre d’être traduite à l’étranger, tandis que le monde littéraire français peine à lui faire les honneurs de deux recueils de récits tardifs : La Lumière des humbles (Nouvelles Éditions latines, 1946) et Voudarlak (Maréchal, 1946), jamais réédités comme on peut s’en douter…
Pourtant, Teffi est une nouvelliste hors pair. Un choix de Mahaut de Cordon-Prache récemment publié le démontre et laisse espérer un intérêt un peu plus soutenu pour cette œuvre qui ne pourra pas éternellement passer inaperçue. Contrairement à ce que semble indiquer l’étiquette d’« écrivain humoristique », dont on sait comme elle colle, Teffi est une prosatrice formidable qui en laisse beaucoup derrière elle – et nous ne parlons pas que de Nina Berberova. C’est, comme l’écrit quelque part Jean-Pierre Thibaudat, « une raconteuse d’histoires au registre vaste et nuancé ». Ses portraits de la diaspora, ses souvenirs d’une Russie disparue, son onirisme doux et la finesse de ses évocations estompent tout à fait la révolution bolchevique dont la réalité n’était pas exprimable car trop déchirante. C’est donc un monde sans âge qu’elle peint, cela des « braves nounous au cœur d’or et grincheuses à souhait », des amours naissantes et des loups-garous de toujours – le fantastique russe compte aussi la faunesse (lechatchikha) et la fameuse sorcière Baba Yaga dont Teffi donna une version illustrée par Nathalie Parain, rééditée par MeMo il y a peu.
Les nouvelles éditées enfin prouvent qu’après Tchekhov et les Tolstoï (Léon, Alexis et les autres), Teffi avait droit à un peu plus d’attention. Décédée le 6 octobre 1952, elle est enterrée dans le cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois. Il faut désormais que son œuvre nous soit présentée, des livres que les Anglo-Saxons connaissent déjà sous les titres de All about love, The Woman Question, Time, Love and a family Journey, etc. Traducteurs, éditeurs, au boulot ! Bistro !
Éric Dussert
Et le temps s’arrêta…
de Nadejda Teffi
Nouvelles traduites du russe et postfacées par Mahaut de Cordon-Prache
Éditions de Fallois, 236 p., 18 €
Baba Yaga
Racontée par Teffi
Avec des dessins de Nathalie Parain
MeMo, 25 p., 22 €
Égarés, oubliés L’âme vivante
octobre 2011 | Le Matricule des Anges n°127
| par
Éric Dussert
Auteur phare de la Russie autocratique déclinante, Teffi fut l’un des grands écrivains de la diaspora blanche en France. Une raconteuse douée à (re)découvrir.
Des livres
L’âme vivante
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°127
, octobre 2011.