Mort à 41 ans, tué par l’amant de sa femme, peu après être rentré d’une mission d’exploration en Amazonie, Euclides da Cunha était né en 1866, dans l’État de Rio de Janeiro. Au terme d’une formation imprégnée de l’ambiance positiviste et scientiste de l’époque, et après avoir réussi le concours d’entrée de l’École polytechnique, il choisit l’École militaire. Il a 20 ans et le Brésil a entamé sa marche vers « notre » modernité. Après l’abolition de l’esclavage (1888), c’est, l’année suivante, l’abdication de l’empereur et la proclamation de la République, bientôt suivie de la constitution d’un État fédéral. Mais l’enfantement est douloureux et, à peine la guerre de sécession de l’État du Rio Grande do Sul est-elle soldée, qu’éclate la révolte de Canudos, un village perdu de l’État de Bahia : des milliers de paysans pauvres et fanatisés par un chef mystique, défient à leur tour la République et les idéaux citadins de la Raison et de la Civilisation.
Euclides da Cunha, que son caractère rigoureux et ses capacités d’analyse critique viennent de conduire à quitter l’armée, part alors pour Canudos, en tant que correspondant de guerre d’un journal de Sao Paulo. Dès la fin de la campagne, et à partir de ses notes, il se met à la rédaction de Hautes terres. Quand il paraît, en 1902, le livre connaît un succès prodigieux. Mariant récit des origines et épopée des temps modernes, science et lyrisme, c’est l’identité d’un pays en train de se faire qu’on peut y lire. Convoquant tous les savoirs, et comme mû par un sens aigu des grands cycles de la matière et de la vie, Da Cunha brasse formation géologique, évolution biologique et mouvements migrateurs avec une rare puissance d’évocation. Ainsi, après avoir conté la genèse de cette terre qu’est le Brésil, il introduit l’homme, et s’attache à la genèse des races métisses, à partir des éléments ethniques formateurs que sont « l’Indien Guarani, le Nègre Bantou et le Blanc », avant d’en venir à l’influence du climat – qui est « comme la traduction physiologique d’une condition géographique » – et au phénomène d’acclimatation plus ou moins rapide à un milieu plus ou moins hostile, comme facteur de différenciation ethnique. Expliquant ainsi pourquoi l’homme du littoral ne ressemble pas à l’homme de l’intérieur, et pourquoi le gaucho du Sud n’est pas le vaqueiro du Nord ou le sertanejo, l’habitant des hautes terres des plateaux de l’intérieur, que son isolement géographique a confit dans un métissage de croyances mêlant l’animisme et le fétichisme à un mysticisme « féroce et extravagant ».
Ce sont ces derniers qui trouvèrent en Antônio Conselheiro l’incarnation de leurs plus hautes aspirations. Déjà célèbre dans tout l’intérieur du Nord, cet « apôtre désorienté », ce « gnostique rustre » – que l’auteur situe « sur les frontières oscillantes de la démence, dans cette zone mentale où se confondent criminels et héros, réformateurs brillants et monstres ratés, et où se côtoient génies et dégénérés » – leur prêcha la rébellion contre les mauvaises lois et contre la République qui était l’impiété même. Il fit de Canudos la « Troie de torchis » de ses partisans. « La guerre de Canudos fut un reflux dans notre histoire. Nous eûmes soudain devant nous, révoltée et prenant les armes, une vieille société, une société morte, galvanisée par un fou. » Pour pacifier le sertao de Canudos (nom qui désigne cette région semi-aride de l’intérieur du Nordeste), l’on mit sur pied une expédition militaire.
Avant même le combat, la défaite des fanatiques était certaine. Mais c’était compter sans la réalité d’une région inhospitalière, au climat féroce, à la nature barbare et à la végétation tout en trame d’épines et entrelacements d’arbustes. Sans compter non plus sur l’audace et la ruse d’un ennemi aussi invisible qu’indomptable, surgissant de partout et combattant en reculant, « mais en reculant, il est encore plus redoutable ».
Il faudra quatre expéditions et des milliers de victimes avant de voir la République, le 2 octobre 1897, s’emparer de Canudos, « Babylone de masures » qui résista jusqu’à l’épuisement avant de tomber quand tombèrent ses ultimes défenseurs, qui moururent tous. Une guerre qu’Euclides da Cunha narre sans parti pris, ne cachant rien de l’extrême frayeur ou de l’audace extrême, tout en dénonçant l’incompétence, la barbarie et « la complicité tacite de ceux-là seuls qui pouvaient la réprimer ». Plaçant en miroir le fanatisme des soldats mourant en criant « Vive la République ! » et celui des révoltés criant « Vive le Bon Jésus ! », il renvoie dos à dos le mysticisme retardataire et la modernité aveugle. Un livre baroque et visuel, progressant par obliquité, dérivation, enveloppement, mariant l’éloquence à la poésie et donnant aux forces et aux formes qui façonnent les esprits une présence quasi physique, ce qui en fait aussi une sorte de voyage au bout de l’homme.
Richard Blin
Hautes terres
d’Euclides da Cunha
Traduit du portugais (Brésil) par Jorge Coli et Antoine Seel
Métailié, 640 pages, 25 €
Domaine étranger Chemins de croix
janvier 2012 | Le Matricule des Anges n°129
| par
Richard Blin
Devenu un mythe fondateur de la nation brésilienne, Hautes terres ou la guerre de Canudos, reparaît dans une édition corrigée.
Un livre
Chemins de croix
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°129
, janvier 2012.