Écrit pour être dit sur scène, dans une langue habitée par le chaos et par la fièvre propres à une voix malade, une voix-symptôme, une voix étranglée lorsqu’elle ne hurle pas, ce texte – à l’instar de l’ensemble de la création d’Elfriede Jelinek – ne nous fait pas de cadeau. Sinon celui, difficile, de nous remettre brièvement – ou pas tant que cela, la lecture n’étant guère rapide – face à certains aspects de notre réalité que nous ne pouvons qu’oublier. Et pourtant, il s’agit de tout sauf une écriture qui fulmine, fustige, juge ou condamne. À travers ses sept monologues qu’une même plume a empreints de motifs leur assurant une unité globale, apparaissent autant de vues pleines d’empathie, de pitié peut-être, de partage et de reconnaissance : voilà ce que nous sommes, nous les hommes en cette époque du téléphone portable (« L’homme est là partout où se trouve sa cellule, il est la cellule dans laquelle se trouve son téléphone, et c’est justement là-bas qu’il se trouve. »), de l’Internet (« et déjà s’ouvre à nouveau la vulve du réseau, laquelle libère les rechapés, avec lesquels on a, jadis sous un autre nom, avec d’autres loisirs, qui nous semblent familiers, déjà fait connaissance »), des banques omnipotentes (« La mariée est assise là et se goinfre. La mariée est énorme. »).
Dans ce monde où « La société ne jouit pas, les sociétés, en revanche, elles, jouissent bien. », deux choses sont essentiellement impossibles : aimer et vivre. Les êtres humains que nous sommes ont atteint un degré radical de l’incapacité à aimer ; les monologues 6 et 7 font notamment une autopsie poignante du sentiment d’amour, amour comme élan passionné et gratuit vers l’autre, amour comme fidélité, patience et compagnonnage, amour comme présence et ouverture ; plutôt que, ainsi que cela se produit en réalité, comme pulsion, consommation, déception et ennui. Dans des tournures dont la teneur en français nous fait saluer la traductrice Sophie Herr, dont chacune est comme petite œuvre d’art littéraire étonnant de concision et de primauté, l’auteur autrichien explore ce fléau de l’homme moderne qu’est son immaturité affective. Incapable de se séparer émotionnellement de la figure maternelle, mesurant toute expérience à l’aune fantasmatique de l’amour de la mère : « J’exige des tendresses qui me reviennent, je les ai fait inscrire sur mon ticket de naissance, maintenant je veux enfin les consommer, après avoir soigné Maman durant des années. Que les gens voient maintenant mes parties génitales et apprennent à les apprécier, qu’ils les utilisent aussi, je m’en fiche, absolument !, que les gens bien-aimés soient présents sans cesse, même si c’est parfois incommode »… il / elle s’obstine à rester toujours en demande et sans jamais donner, en consommant fébrilement et compulsivement des relations sexuelles fournies par internet.
Rien d’étonnant qu’il ne soit guère possible de vivre. Trois au moins des monologues investiguent la question du temps, à travers des voix dépassées par la vie, n’arrivant pas à vivre, n’étant pas dans la vie. Notre souffrance, semble dire Jelinek, est dans l’impossibilité de connaître le maintenant : « maintenant je me fais soudain défaut ». Dans une langue qui retourne le vide sur lui-même, on expérimente ce vertige de ne pas savoir à quoi on tient et pour quelle raison : « Alors, dans le même temps, je demande combien de temps il me reste (…) Mais je ne sais pas ce dont il devrait me rester quelque chose. A vrai dire, je ne sais pas du tout ce qu’il y a ». Tandis que l’angoisse monte de toujours se voir « propulsé dans le futur », de ne pas connaître non plus « son propre Passer », et de finalement, n’être qu’un « Déchet de l’homme en tout ce qu’il fait et dit. Tout de lui choit, et alors de lui-même il déchoit. (…) Qu’est-ce que cela qu’il est, si de lui la douleur a chu ? et même si la douleur n’est que chutes, il est cela, dont on n’a pas besoin ». Si cela est vrai, au moins la beauté d’un texte restera-t-elle.
Marta Krol
Winterreise
d’Elfriede Jelinek
Traduit de l’allemand par Sophie Herr
Seuil, 156 pages, 17,50 €
Essais Attention amer
avril 2012 | Le Matricule des Anges n°132
| par
Marta Krol
En un cycle de monologues, Elfriede Jelinek sonde nos impossibilités de vivre et d’aimer.
Un livre
Attention amer
Par
Marta Krol
Le Matricule des Anges n°132
, avril 2012.

