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Essais L’ère du soupçon

avril 2012 | Le Matricule des Anges n°132 | par Thierry Cecille

Mêlant analyse littéraire et sociologie politique, Luc Boltanski explore les tréfonds de nos sociétés – et ceux qui croient les percer à jour.

Énigmes et complots

Ce pourrait être un jeu de salon, un rébus, ou un inventaire à la Prévert : quoi de commun entre l’assassinat de Kennedy et le président Schreber analysé par Freud, les enquêtes de Sherlock Holmes et Le Procès de Kafka, la biopolitique d’Agamben et les Protocoles des sages de Sion  ? Sans doute une sorte de courant idéologique profond, peut-être ce qui s’apparenterait à ce que Foucault appelait epistémè : « ces phénomènes de rapport entre les sciences ou entre les différents discours dans les divers secteurs scientifiques qui constituent ce que j’appelle épistémè d’une époque » (Les Mots et les Choses).
À partir des dernières décennies du XIXe siècle, en effet, une sorte de manie ou de furie s’empare de nombreux cerveaux, celle de subodorer, sous la réalité apparente, un entrelacs de secrets et de complots, de crimes dissimulés et de puissances d’autant plus effrayantes qu’elles sont cachées. C’est donc bien, le sous-titre de l’ouvrage l’indique clairement, à une « une enquête à propos d’enquêtes » que se livre ici Boltanski. Il allie, pour mener à bien cette tâche ardue, la perspicacité malicieuse du lecteur attentif à la rigueur conceptuelle du sociologue (dont les analyses lumineuses du Nouvel esprit du capitalisme décryptaient, dès 1999, les impératifs presque totalitaires du système qui aujourd’hui s’effondre).
C’est donc dans les rues de Londres que commence cette enquête intellectuelle : le Sherlock Holmes de Conan Doyle (qui eut quelques précurseurs chez Poe ou Chesterton) affronte l’énigme : un événement singulier qui vient comme trouer le tissu de la réalité et poser la question de son sens global. En effet, à la différence du roman picaresque ou du récit fantastique, où l’on peut aussi trouver crimes et délits, « le roman policier table sur une réalité, dont les linéaments et les enchaînements donnent prise à des anticipations prévisibles, et c’est sur le fond de cette réalité sociale stabilisée que l’énigme se détache  ». Par ailleurs, il se distingue aussi du roman social – songeons à Balzac ou à Dostoïevski – dans lequel « le crime, en tant qu’événement, est un attribut du criminel, en tant que cause. Événement et cause sont indissociables. » L’énigme, dans le roman policier puis dans le roman d’espionnage, met la réalité « en crise ». Dès lors le complot, comme menace, se profile. Boltanski montre bien qu’en même temps que l’État-Nation se déploie et se donne des ambitions toujours plus vastes (jusqu’à devenir État-Providence), il risque à tout moment d’être « soumis à quelque chose comme une épreuve ». Le développement du capitalisme de plus en plus libre et les exigences du fonctionnement acceptable de la démocratie représentative ne peuvent que le fragiliser davantage encore.
Ces prémisses une fois établies, nous pouvons suivre notre enquêteur. Nous pouvons comparer l’univers britannique aristocratique et hiérarchique qu’explorent Holmes et celui, bien plus petit-bourgeois, que Maigret observe avec une sympathie bonhomme. Nous découvrons comment l’importance de l’indice réunit dans la même préoccupation le détective, le criminologue qui comme Bertillon invente l’usage policier et judiciaire de la photographie ou comme Galton les empreintes digitales, et le psychanalyste qui, à l’écoute de l’inconscient, détectera le lapsus révélateur. De même, la croyance au complot qui structure nombre de romans d’espionnage (le modèle-type étudié ici est celui de John Buchan, Les Trente-Neuf Marches, publié en 1915 et qu’adapta Hitchcock en 1935) s’apparente aux symptômes de la paranoïa telle que la décrit la psychiatrie naissante ou prend sa place dans certaines analyses philosophiques comme celle de Max Scheler qui voit dans « l’homme du ressentiment » une certaine incarnation de la modernité. On la retrouve bien sûr dans toutes les théories qui attribuent un pouvoir démesuré à un « ennemi invisible », de l’antisémitisme de la fin du XIXe siècle (le faux célèbre que constituent Les protocoles des Sages de Sion, forgé par la police tsariste qui pastiche pour cela un pamphlet contre Napoléon III !) jusqu’aux constructions délirantes qui voient dans les attentats du 11 septembre la main des services secrets israéliens ou de la CIA elle-même.
Cependant, dans une étape ultérieure de cette démonstration comme en spirale, Boltanski s’intéresse à la tentation de plus en plus répandue de marquer du sceau infamant de cette « théorie du complot » ceux qui s’efforcent, et c’est peut-être le rôle primordial de la sociologie, d’interpréter la réalité dans son ensemble, de donner aux actes des causes, de repérer des « agents » qui sont parfois des «  entités » (le capitalisme précisément, ou les classes sociales). Il y aurait là, accuse-t-on, une « promiscuité honteuse ». C’est donc sans doute aussi à une défense en acte, passionnante, de sa discipline, que s’emploie ici Boltanski, puisque la sociologie ne cesse, Bourdieu aimait à le rappeler, de combattre les fausses évidences de la doxa, du rassurant sens commun.

Thierry Cecille

Énigmes et complots
de Luc Boltanski
Gallimard, « Nrf essais », 461 pages, 23,90

L’ère du soupçon Par Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°132 , avril 2012.
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