Chacun de nous se souvient du refrain, même s’il en a oublié l’auteur, Pangloss, le plus fameux – par antiphrase – des philosophes : grâce au Dieu bienveillant, nous vivrions « dans le meilleur des mondes possibles ». Candide, qui avait reçu cette affirmation comme parole d’évangile, allait devoir, dans la douleur, se résigner à le contredire. Nul doute que les héros d’Hakan Günday, Derdâ et Derda, pourraient s’écrier, eux, dès que les mots leur viendraient, qu’ils sont nés « dans le pire des mondes possibles ». Aussi bien Derdâ, la jeune fille, dans les marges lointaines du Kurdistan turc, que Derda, le jeune garçon, dans une des banlieues incommensurables d’Istanbul, ne trouvent, à leur entrée dans ce monde, que la misère, l’abandon et l’effroi. Mais leur destin, cependant, tout aussi initiatique et aventureux que celui de Candide, les mènera, à l’inverse de leur célèbre prédécesseur, du désespoir à l’espoir. Le titre originel AZ le résume ainsi : alors que le mot az signifie en turc, une infime quantité, très peu, les deux lettres qui le constituent résument également tout l’alphabet : « Et avec les lettres de cet alphabet on peut écrire des dizaines de milliers de mots et des centaines de milliers de phrases. (…) De sorte que peu est plus que beaucoup. Az, c’est peut-être comme la vie et la mort ! ».
Il serait peut-être déplaisant de dévoiler au lecteur, dès l’abord, les péripéties nombreuses qui entrelaceront et réuniront pour finir les deux enfants, devenus adolescents puis adultes et enfin vieillards en un curieux épilogue presque kubrickien – mais ne pas en rendre compte serait faire injustice à ce roman, conduit avec une réelle maîtrise qui provoque étonnamment et parfois jubilation. Contentons-nous de dire que la première partie, conte philosophique et ironique, conduit Derdâ d’un orphelinat où elle est témoin, le même jour, de la mort d’une camarade âgée de 6 ans et de la tentative de suicide d’une jeune institutrice victime de viol, à un poste de professeur de littérature à l’université d’Edimbourg. Entretemps elle aura été mariée de force, à 11 ans, à un islamiste en lien avec des trafiquants de drogue (avouons que ce fil de l’intrigue nous a quelque peu échappé) qui l’emmène avec lui dans un Londonistan rocambolesque, puis, après l’assassinat de ce dernier, sera devenue une icône de la pornographie sado-maso, châtiant ses victimes en scandant des versets du Coran, revêtue d’un tchador intégral.
La seconde partie, elle, tout de même un peu plus sage, est plutôt une sorte de récit picaresque, entre Lesage et Mahfouz : Derda, à 11 ans, doit, pour éviter l’orphelinat, dissimuler la mort de sa mère en l’enfouissant dans le cimetière où il mendie, après l’avoir découpée à la hache. Analphabète, il sera pourtant amené à travailler dans une imprimerie clandestine et il découvrira l’œuvre d’Oguz Atay (romancier et nouvelliste turc que l’on peut rapprocher de Sait Faik) et décidera de venger ce dernier, mort, pense-t-il, de n’avoir pas été reconnu à sa juste valeur par le milieu littéraire qu’il vomissait.
Au-delà de l’habileté narrative et de la sympathie amusée qu’éveillent les deux personnages, le lecteur est surtout sensible à l’alacrité vengeresse du narrateur, en vérité assez voltairienne. Le roman a reçu, en Turquie, le prix du meilleur roman de l’année 2011 – et l’on ne peut donc que s’en réjouir en ces temps d’offensives renouvelées des bigots et Tartufes de tout poil. Des trouvailles poétiques, des maximes pleines d’humour noir permettent à l’œuvre de proposer une sorte de vade-mecum ironique pour la survie en ces temps difficiles : en témoigne ce personnage qui « se pendit en laissant pour tout héritage une phrase gravée sur le mur de sa cellule : Dieu nous a épargné le pire ».
Thierry Cecille
D’un extrême l’autre
de Hakan Günday
Traduit du turc par Jean Descat
Galaade éditions, 487 pages, 23 €
Domaine étranger Alphabet de l’espoir
février 2013 | Le Matricule des Anges n°140
| par
Thierry Cecille
En un diptyque à la fois provocateur et sensible, Hakan Günday trace deux parcours en cet ailleurs qu’est pour nous le monde musulman actuel.
Un livre
Alphabet de l’espoir
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°140
, février 2013.

