Un livre

Le Siècle des chefs

de Yves Cohen

Editions Amsterdam

Chef, leader et leadership, cadre et commandant, Führer, Duce, Caudillo : tous ces termes résonnent et consonnent entre eux, et éveillent aussitôt dans notre esprit des scènes et des figures. Nous pensons à un petit homme pourvu d’une mèche brune éructant devant des foules fanatisées et en même temps disposées avec un ordre parfait sous ses yeux, nous imaginons un autre petit homme, moustachu celui-ci, décidant, dans le secret d’une pièce reculée du Kremlin, de l’exil et de la mort de centaines de milliers d’humains. Mais nous songeons aussi aux chaînes des usines Ford, mises en scène dans Les Temps modernes ou le Voyage au bout de la nuit – et à l’emprise inéluctable que le management va exercer, de plus en plus, sur nos existences : « Deviens un chef, à ton tour » martèle-t-on encore aujourd’hui dans ces écoles où se pressent ceux à qui l’on fait croire qu’ils sont la seule élite de notre temps. 
Entre 1890 et 1940 (Yves Cohen délimite ces bornes chronologiques – et s’en explique), aussi bien en France qu’aux États-Unis, en URSS qu’en Allemagne (il précise également pourquoi il a choisi ces pays plutôt que d’autres dans lesquels une même étude aurait pu être menée), des « crises de l’autorité sont supposées avoir le chef ou les chefs pour solution, quel que soit le domaine concerné  ». Dès lors, « ce livre est l’histoire de la manière dont ce siècle crée une question du chef, de l’autorité et du leadership, de comment les acteurs eux-mêmes, y compris les chercheurs en sciences sociales, y contribuent et dont se déploient des pratiques spécifiques tout à la fois opératoires et discursives ». Comme peut le laisser deviner cette déclaration programmatique, la méthode et les impératifs de recherche sont inspirés de Foucault – et Yves Cohen le revendique. Cette pensée du chef, les discours qui la théorisent, les pratiques qui la mettent en place et infléchissent en retour la réflexion qui elle-même, ensuite, donne lieu à d’autres pratiques – tout cela s’apparente bien à ce que Foucault appelle un «  dispositif », une de ces inventions multiformes qui rend possible la « gouvernementalité », la gestion des vivants, la manière dont on tente, dans les sociétés modernes, de « conduire les conduites ». Il s’agit bien de « prendre en considération la multiplicité concomitante des régimes de pouvoir, indexés à d’aussi divers régimes de vérité et de scientificité  ». Les huit cents pages de ce fort volume explorent donc, ainsi que l’indiquent les deux parties, tout d’abord « l’immense trame discursive, universitaire, professionnelle, littéraire de prescription  », puis « les pratiques de chefs moyens et grands : des ingénieurs et directeurs d’usine en France et en Union soviétique dans leur activité de commandement et Staline dans son action de chef jusqu’aux massacres de masse de la grande Terreur des années 1937-1938 ».
Yves Cohen, reconnaissons-lui ce souci, ne cède ni à la tentation du jargon du spécialiste ni à celle, tout aussi gênante, de la vulgarisation approximative. Il écrit avec précision et clarté – et s’autorise même parfois des confidences méthodologiques voire personnelles tout à fait bienvenues : la recherche universitaire, par bonheur, est aussi une aventure humaine (il confie ainsi avoir travaillé à ce livre « depuis 1990 au bas mot »). Le lecteur est donc averti : il devra, lui, s’y pencher avec attention et sagacité. Bien entendu chacun lira selon ses centres d’intérêt propres, d’aucuns survoleront certains chapitres quand d’autres s’y attarderont avec passion. Nous pouvons ainsi suivre, heure par heure, une journée de travail d’E. Mattern, « directeur technique et des usines » des Automobiles Peugeot : le 6 janvier 1939, nous parcourons à ses côtés l’usine, des bureaux aux chaînes de montage, et découvrons comment il conçoit sa fonction de chef, non sans quelque ambition idéaliste, comme la nécessité de « concilier les hommes et les choses ». Nous comprenons également comment Les lois de l’imitation de Gabriel Tarde aussi bien que la Psychologie des foules de Gustave Le Bon, ouvrages jadis fondateurs, oubliés un temps puis récemment redécouverts, ont en quelque sorte innervé, nourri la réflexion dans des domaines aussi divers que la psychologie comportementale, la sociologie ou les premiers ouvrages traitant du management entrepreneurial ou même de la publicité – sans parler de la psychanalyse naissante. Le dernier chapitre, lui, consacré à Staline, est sans doute le plus effroyablement fascinant : à partir d’un travail minutieux sur les archives, Yves Cohen peut « se tenir sur son épaule quand il écrit  ». Et nous voyons alors à l’œuvre, comme dans l’objectif d’une sinistre caméra subjective, le « Vozd’ », le « Chef », le « Patron », lorsque celui-ci, par exemple, souligne, d’un trait rageur de son crayon rouge, le nom du traître (inventé) qu’il faut éliminer ou le chiffre de ceux qu’il faut envoyer mourir dans les camps lointains.

Thierry Cecille

Le Siècle des chefs
de Yves Cohen
Éditions Amsterdam, 872 pages, 25 €